L'Acta, un traité anti-contrefaçon flou et contesté débattu au parlement européen
Cette semaine, le parlement européen débat de l'ACTA, le traité de lutte contre la contrefaçon des marchandises et des fichiers numériques. Des milliers de personnes ont défilé en Europe ce week-end s'insurgeant contre un texte jugé liberticide. L'Union européenne, mais aussi les détenteurs de droits assurent le contraire. Des différences d'interprétations qui s'expliquent par l'imprécision du texte.
Des milliers manifestants ont de nouveau défilé en Europe le week-end dernier pour protester contre l'ACTA, le traité de luttre contre la contrefaçon de marchandises et de fichiers numériques, qui est débattu cette semaine au parlement européen. Lundi soir, l'association de défense du citoyen internationale Avaaz.org a annoncé avoir fait signer 2,5 millions de personnes contre le traité. Ce mouvement de protestation est inédit à l'égard d'un traité plutôt obscur pour le commun des mortels.
Un texte dangereux parce que flou
Deux thèses s'affrontent sur l'interprétation d'un texte, qualifié de liberticide pour les uns et de non événement pour les autres. A bâbord, les opposants à ACTA, issus de la société civile, représentés par des associations de défense de la liberté sur Internet, comme la Quadrature du Net, ou l'April, qui défend le logiciel libre. A tribord, les ayants droit, notamment les marques, à l'image de l'Unifab, qui préfèrent porter la bonne parole directement auprès des parlementaires. Autre défenseur discret : le ministère des affaires étrangères, qui a assuré en réponse à une question écrite par le député UMP Lionel Tardy à l'Assemblée nationale, qu'Acta renforce "le droit au respect de la vie privée". Une position qui n'est visiblement pas clairement assumée, personne de la majorité ne s'exprimant clairement sur le sujet.
Pourquoi un tel hiatus entre les différentes lectures ? « Le texte a évolué au gré des négociations et parce que la société civile s'est révoltée. D'une version ouvertement répressive, le texte final est devenu vague. C'est pire que tout, car cela ouvre la voie à des interprétations diverses », indique Jérémie Zimmerman, de la Quadrature du Net. De fait, l'objet principal du texte est toujours d'étendre les « mesures existantes sur les contrefaçons de marchandises et leur circulation, comme les dommages punitifs, l'obtention d'informations, à d'autres pays que ceux de l'Union européenne ou les Etats-Unis. Mais après, le diable se cache dans les détails », indique Cédric Manara, professeur de droit à l'Edhec.
Les FAI et éditeurs de logiciels dans le viseur
Pour les tenants d'Acta, le traité ne modifie pas les règles en cours. Ainsi, tentant de tordre le coup à quelques « idées reçues », l'Union européenne, qui a négocié le traité, assure qu'Acta ne limitera pas l'accès Internet et ne censurera pas les sites. Une lecture que ne partagent pas les détracteurs du texte. Principal problème : le texte vise, sans préciser, tous les acteurs qui seraient « directement ou indirectement » responsables de contrefaçon. Autrement dit, « cela pourrait impliquer pénalement les FAI, mais aussi les éditeurs de logiciels et toute sorte d'intermédiaire technique », indique Jeanne Tadeusz, responsable des affaires publiques de l'APRIL. Un danger qui finirait par inciter les éditeurs, peu désireux de se retrouver devant le tribunal, à brider l'innovation.
Les méthodes de filtrage utilisées contre Wikileaks ou Megaupload
Les négociateurs du texte le jurent : il ne s'agit pas d'obliger les fournisseurs d'accès Internet à filtrer les contenus a priori. Mais certains, en doute, à l'image de Jérémie Zimmerman : « le texte dit qu'il faut 'prévenir toute atteinte' à la contrefaçon. Cela pourrait signifier d'agir avant et de mettre en place des mesures de filtrage efficace et rapides ». Et Cédric Manara de surenchérir : « il n'est pas à exclure une duplication des méthodes observées contre Wikileaks ou Megaupload. On peut imaginer le dé-référencement immédiat par contrainte sur les moteurs de recherche ».
Préserver les verrous mis en place par les producteurs de films ou de musique
La aussi, sur le papier, l'Acta, n'a pas pour objectif d'empêcher le partage de fichiers dans un cadre privé, mais seulement de mieux lutter contre le piratage commercial. Pourtant, le traité prévoit de lutter drastiquement contre « les mesures techniques » – les logiciels par exemple – qui font sauter les verrous numériques installés par les producteurs sur les films ou les musiques. « Cela revient à dire que si un DRM empêche qu'un blu-ray soit lu avec un lecteur, il n'y a pas d'autre solution que changer de lecteur"», indique Jeanne Tadeusz.
Les médicaments génériques également concernés
Mais le danger finalement plus grave est à chercher du côté des médicaments génériques, utilisés et commercialisés par des pays en voie de développement. Même si un chapitre concernant les brevets en tant que tel a été supprimé, par rapport aux textes initiaux, les conséquences du renforcement du droit des marques continue d'inquiéter Médecins sans frontières. « MSF a toujours été concerné par la prolifération des mesures pénalisant l'accès à la médecine. Et ACTA contribue à ce phénomène. [Le texte] brouille la distinction entre les différents droits de propriété intellectuelle, et ouvre la voie à des sanctions excessives, en augmentant les possibilités d'actions légales contre les fournisseurs légitimes de génériques», indique MSF dans un communiqué.
Un danger d'autant plus grand qu'Acta grave dans le marbre la possibilité pour les douanes d'intercepter aux frontières des convois, même dans les zones de transit. Ce qui reviendrait à autoriser les pays signataires à intercepter des chargements de médicaments voyageant entre l'Inde et l'Afrique. Pourtant, la renégociation actuelle des règles douanières prévoit exactement le contraire, d'ailleurs au grand dam des ayants droits
L'alourdissement des sanctions pénales
C'est le point central du texte sur lequel s'accordent pro et anti-Acta : les sanctions financières seront alourdies quoiqu'il arrive, car calculées « à l'échelle commerciale ». Floue, l'expression ouvre la voie à toutes les unités de mesure et peut toucher tous les acteurs de la chaînes. « Si l'on crée un blog avec Blogger (Google), qui incluent des vidéos contrefaisantes et des pubs AdSense [le système publicitaire de Google], Google en profite-t-il ? La réponse est incertaine… et il y a pourtant des sanctions pénales à la clef », s'interroge Cédric Manara de l'Edhec. Plus grave, combien devrait payer un vendeur ou un acheteur de médicaments génériques (de trithérapie), jugé coupable de contrefaçon ?
Un vote dans l'attente de la Cour européenne de justice
Pour connaître la réponse à ces questions, encore faut-il que le traité aille à son terme. Il devait être voté au parlement européen en juin, mais devant le mouvement de colère qui s'est manifesté depuis un peu partout, l'Union européenne a demandé à la Cour européenne de justice de vérifier si le texte respectait le droit européen, retardant le procédé de plusieurs mois. S'il est ratifié, l'Union devra « lui doit donner force juridique interne, et donc prendre une directive », indique Cédric Manara. Charge ensuite aux Etats de le transposer en droit national. Si les termes restent flous, les juges se chargeront de donner l'interprétation des textes au moment des litiges.
Une chose est sûre, l'idée initiale n'est pas venue d'Europe, mais des Etats-Unis et du Japon en 2006. Entamées en 2008, avec le Maroc, l'Australie, la Nouvelle-Zélande Singapour et la Corée, les négociations ont fini par aboutir à un texte final en décembre 2010. 22 des 27 Etats membres de l'Union européenne ont signé l'accord le 26 janvier dernier.
LA TRIBUNE – Sandrine Cassini
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