Je n’aime pas quand une personne intervient dans un sujet pour lequel elle est à la fois juge et partie. Il y a clairement un conflit d’intérêt. C’est comme si on demandait à Pirelli (un concurrent direct) de donner son avis sur Michelin et que ces derniers annonçaient que Michelin sera bientôt mort. Non seulement ce n’est pas élégant, mais ça frise la malhonnêteté quand en plus on omet d’indiquer sa position et un éventuel conflit d’intérêt. Voilà pourquoi je ne pouvais pas laisser passer l’intervention récente d’Andrea Petrini contre le Michelin, et la complicité/complaisance honteuse du support qui lui accorde cette tribune.
Le procès (façon soviétique) du Michelin
Dans la première parution d’Alimentation Générale, pages 70 à 73, un certain André Petrini nous explique que le Guide Michelin, c’est « la gastronomie d’un autre temps ». Sur quatre pages (dont une de titre/photo), ce brave homme se demande « comment ce petit bréviaire connu dans le monde entier a-t-il pu rater à ce point la révolution de velours de la gastronomie mondiale?« .
Il prédit la fin proche de Michelin (« les enfants nous demanderont : « c’était quoi, Michelin? »). L’andouille résume Michelin à un guide rouge et ignore le cœur d’activité de la multinationale : les pneumatiques, dont la firme de Clermont-Ferrand est numéro deux mondial, derrière le japonais Bridgestone, mais devant l’américain Goodyear, l’allemand Continental et l’italien Pirelli. Ce qui n’est pas une mince performance. Sans trop m’avancer, Michelin me parait bien équipé pour survivre. Et je parie que dans 20 ans, Michelin restera plus connu du grand public qu’Andrea Petrini, son œuvre et ses amis réunis.
Andrea Petrini se demande : « qui achète encore le Guide Michelin? » Après avoir écarté les journalistes, les critiques et les cuisiniers en devenir, il prétend que le public l’achète en douce, presque honteux. Ce brave homme ignore peut-être que le Michelin est aussi accessible en ligne, et reste, il me semble, le guide de restaurants le plus vendu en France… Il se contredit à peine quelques lignes plus loin, en écrivant que la parution annuelle du guide papier est systématiquement l’objet de buzz (sur internet ou dans la presse papier) de rumeurs et autres prédictions (d’ailleurs, pourquoi parler de François Simon, largement dépassé par Stéphane Riss? Ah oui, François Simon est journaliste au Figaro…). Les autres guides ne génèrent pas autant d’attentes, ni autant de bruit : pas la même légitimité, ni la même importance? Les étoiles Michelin apportent en général une belle visibilité aux restaurants, une clientèle conséquente, et donc du chiffre d’affaires non négligeable. Peut-on en dire autant de tous les guides et classements?
Je suis peut-être une espèce en voie de disparition, mais je trouve que le Michelin reste une valeur plutôt sure. Pas question de lui faire aveuglément confiance, mais c’est en général un très bon premier filtre pour choisir une adresse pour une région que l’on ne couvre pas régulièrement. Certes, pour Paris, il y a des informations remises à jour plus souvent qu’une fois par an, mais les Fooding, FigaroScope, autres publications dans la presse traditionnelle et les blogs sont souvent biaisées par les nouveautés.
Étant de bonne foi, je déplore (comme Andrea Petrini) une certaine dispersion de nombre de chefs étoilés (« bistrots, et annexes », le pire étant bien sur les conserves, plats surgelés et produits dérivés). Mais est-ce la faute au Michelin? Nous verrons plus bas que certains chouchous d’Andrea Petrini, étoilés ou pas, ne sont pas moins mouillés que certains étoilés Michelin. Quant aux contrats et semaines gastronomiques à l’étranger, si cela contribue à améliorer notre balance commerciale, je ne peux qu’applaudir et très vite me distinguer de ce sombre Petrini. Le rayonnement des chefs français à l’international est la preuve que les français et les chefs étoilés Michelin gardent une place importante dans la scène gastronomique mondiale.
Mauvaise foi
Page 73, on reproche au Michelin d’avoir un biais français et de « rejeter » les cuisines locales. Le Guide Michelin, en conservant ce nom, revendique ses origines et sa « French touch », tant pis si cela ne plait pas à Andrea Petrini. Le Michelin, en Italie, privilégierait les « maisons de tradition », à deux exceptions près. Est-il allé à Piazza Duomo, à Alba (deux étoiles Michelin)? Il reproche au Michelin de se comporter en « bon Gaulois » et de « traiter les autres pays européens comme nos gouvernements d’antan la Françafrique ». Wow! Derek Brown, gaulois? Juliane Caspar, gauloise? Que des non-français se retrouvent directeurs du Guide Rouge montre bien que le Michelin n’est pas comme le décrit Petrini.
Petrini nous apprend, qu’aux quatre coins du globe, des déçus sont impatients que Noma, le restaurant du Danois René Redzepi soit « intronisé ». Et reproche des lenteurs pour reconnaitre les mérites de Bras, Roellinger, Adria et Bottura. Alors qu’il y a des récompenses tellement évidentes et conformistes : les frères Roca, un restaurant de sushis à Tokyo, le 11 Madison Park… Dans un domaine aussi subjectif, rien n’est évident, cher Andrea Petrini. Par ailleurs, certaines adresses ne sont pas dans le Michelin, ne le seront jamais et se débrouillent très bien sans cela et sans figurer dans d’autres guides… Faut-il en déduire, par un raisonnement simpliste, que les guides ne servent à rien?
Il parait que Roellinger, Senderens, Veyrat ou Westermann rendent « étoiles et tablier ». Alain Senderens a restructuré son restaurant, qui a vite retrouvé deux étoiles, Antoine Westermann, lui, est passé de chef à restaurateur (Drouant a une étoile, et, loin d’avoir honte du Michelin, Antoine Westermann n’a jamais renié ses trois étoiles, loin de là). Olivier Roellinger a également voulu passer à autre chose ; son restaurant « Coquillage » des Maisons de Bricourt a également une étoile. Quant à Marc Veyrat, le pauvre homme a eu de graves problèmes de santé et l’on peut comprendre qu’il ait d’autres priorités.
Septime de Bertrand Grébaut et le Chateaubriand d’Inaki Aizpitarte sont des adresses bobos chouchous de la galaxie très « parigot-circonscrite » de la gastronomie. Bertrand Grébaut avait très vite obtenu une étoile à l’Agapé, mais, comme Inaki, on ne peut pas vraiment choisir ce qu’on mange chez lui le soir (menu dégustation/carte blanche). La mode est aux menus imposés, certes, mais pour moi cela fait plus cantine (même de luxe) que restaurant. Il faut avoir le choix et pouvoir décider de choisir entre la carte et un ou plusieurs menus. Le menu unique arrange bien les chefs et restaurateurs, mais c’est le client qui paie, et il a le droit d’avoir le choix. Enfin, si je n’ai jamais diné chez Septime (seulement déjeuné), j’ai quelques fois diné chez Inaki : c’est très bon, mais inégal, et c’est archi bruyant.
Un « expert » qui tombe à pic
Pour finir, Andrea Petrini nous « rassure » en nous disant que ce n’est pas une attaque personnelle contre le Michelin, mais que les autres guides : Gault & Millau, L’Espresso, Good Food Guide et Lo Mejor de la Gastronomia sont tous dépassés. C’est d’ailleurs un « expert », Stefano Bonilli, qui le dit. Stefano Bonilli qui vient de lancer (en novembre dernier), Gazzetta Gastronomica, un « webmagazine », « avec l’ambition d’être le premier guide de restaurants, italiens mais aussi mondiaux, édité on line ». J’aime beaucoup le blog collectif passionegourmet, mais je ne trouve pas l’idée du webmagazine particulièrement novatrice…
Bref, je ne suis vraiment pas d’accord avec Andrea Petrini qui prédit qu’il reste très peu de temps au Michelin et à ses semblables. Rendez-vous dans quelques années.
Andrea Petrini : multi-cartes?
En attendant, intéressons nous un peu à Andrea Petrini, sa vie, son œuvre. Ne surtout pas le confondre avec Carlo Petrini, de Slow Food, qui ne joue pas dans la même catégorie.
Italien vivant à Lyon, chauve (Emmanuel Rubin le tacle bien sur cette vidéo), est très impliqué dans Omnivore, co-organisateur de CookItRaw, a écrit pour Slate. Un peu longue, son apologie du classement San Pellegrino des Cinquante meilleurs restaurants (World’s 50 best restaurants), auquel il participe en tant que président de la section française (à la place de François Simon). D’ailleurs, ce « classement » (dont Andrea Petrini explique le principe ici), est pure blague, mélange de mauvais genres et de conflits d’intérêts : c’est le président de chaque pays qui choisit les autres membres du jury, dont des chefs! pas mal de monde en commun avec les chefs Omnivore : Sulpice, Piège, ).
Andrea a plein d’amis sur Facebook, et visiblement un très beau réseau et un homme très pris. Mais pas si pris que ça : en plus d’Omnivore, il trouve aussi le temps de contribuer au Fooding. Il a même twitté, pendant une petite semaine, en 2010! Andrea Petrini a également contribué au Gambero Rosso (c’est là qu’il a rencontré l’expert, Stefano Bonilli qui prédit la fin des guides). Bref, Andrea Petrini travaille ou a travaillé pour des guides, mouvements ou tendances clairement concurrents du Michelin.
Qu’il ait le droit d’exprimer son point de vue, même si il n’évolue pas beaucoup, c’est son droit, mais le minimum serait d’indiquer qu’il ne s’agit pas d’un observateur neutre et bienveillant, mais bel et bien d’un concurrent, voire opposant farouche au Michelin. Cela permettrait aux lecteurs de nuancer ses propos et sa position plutôt radicaux face au bon vieux Guide Rouge. Mais il faut croire que quand on n’aime pas, peu importent les moyens… Ce n’est pas le Michelin qui est « imbu de lui-même, installé comme il l’est dans son complexe de supériorité », mais ses pauvres détracteurs qui ne sont même pas capables de trouver les bonnes raisons, et qui usent de procédés qui sont tout sauf transparents et cohérents!
&appId; &appId;Rédigé par chrisos