Au bonheur des dames est un roman qui me captive toujours autant lorsque je le relis. C'est un plaisir de voir comment Denise, cette toute jeune femme frêle et pauvre, dénigrée par tout le monde au début, prend peu à peu de l'importance et devient redoutable, par la seule force de sa douceur, de sa simplicité, de son honnêteté, qui désarment jusqu'au patron, Octave Mouret, lui qui avait juré de faire de toutes les femmes les instruments de sa fortune, de les soumettre et de n'être jamais soumis, lui, à aucune d'entre elles.
Denise, vingt ans, quitte sa province natale, avec ses deux frères, Jean et Pépé, âgés respectivement de seize et cinq ans. Ils ont perdu leurs deux parents et Denise doit s'occuper de ses frères ainsi que d'elle-même, mais son petit emploi de vendeuse dans un magasin ne lui permet pas de subvenir à leurs besoins. Elle décide donc de gagner Paris, où réside leur oncle qui, apprenant que ses neveux étaient désormais orphelins, avait promis de l'aider en l'employant dans sa boutique.
Malheureusement, les petits commerçants, dont fait partie l'oncle Baudu, souffrent de la concurrence du "Bonheur des Dames", un grand magasin qui attire à lui toute la clientèle grâce à des prix plus que compétitifs. Les petits commerçants, qui chacun ont une spécialité, de sorte que les uns n'empiètent pas sur les autres, ont l'amour de leur art ainsi qu'une certaine dignité qui ne les feraient pas employer des moyens peu scrupuleux pour se faire un client. Tandis qu'Octave Mouret, patron du "Bonheur des Dames", dont il a hérité de sa défunte épouse, travaille pour le chiffre.
C'est un homme qui voit les choses en grand, qui a flairé tout le parti qu'il pourrait tirer des femmes, lesquelles ne savent pas résister au bon marché et qui se préoccupent plus que de raison de mode, de toilette (certaines en arrivent à ruiner leur ménage ou à commetre des vols dans le magasin). Mouret a des idées de génie : savoir en mettre plein la vue aux clientes dès l'entrée du magasin, baisser au maximum les prix afin de liquider le plus rapidement les marchandises et renouveler les stocks, miser sur la réclame... Il gère son entreprise d'une main de maître, féroce derrière une apparente amabilité. Il incite ses employés à un zèle accru auprès de la clientèle car, en dehors de leur salaire fixe, il propose de leur offrir une prime en fonction de leur pourcentage de vente. Quant à ceux qui sont chargés de contrôler les chiffres, de vérifier les comptes, il se propose aussi de les rémunérer en fonction du nombre d'erreurs relevées... Bref, il met en place tout un système d'organisation qui lui assure la prospérité. Son appétit croît en même temps que la réputation de son enseigne, qui prend la figure d'un ogre, d'un "monstre", d'une "terrible machine" exploitant les appétits de la femme et condamnant les commerçants alentour à l'agonie.
Mouret avait l'unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l'y tenir à sa merci. C'était toute sa tactique, la griser d'attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi, nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvailles nouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages aux dames délicates, il avait fait installer deux ascenseurs, capitonnés de velours. Puis il venait d'ouvrir un buffet, où l'on servait gratuitement des sirops et des biscuits, et un salon de lecture, une galerie monumentale, décorée avec un luxe trop riche, dans laquelle il risquait même des expositions de tableaux. Mais son idée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, de conquérir la mère par l'enfant ; il ne perdait aucune force, spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petits garçons et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrant aux bébés des images et des ballons? Un trait de génie que cette prime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des ballons rouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres le nom du magasin, et qui, tenus au bout d'un fil, voyageant en l'air, promenaient par les rues une réclame vivante ! (page 234-235)
Du reste, Mouret ne tire pas seulement des femmes sa fortune, mais également son plaisir. C'est un homme à femmes, nouant des liaisons avec des femmes de la haute société, surtout lorsque celles-ci peuvent lui être d'une certaine utilité pour son commerce, ne dédaignat pas les autres, "ramassées" ici ou là, pourvu qu'il s'amuse. Il se sert même dans son magasin, où il "n'avait qu'à se baisser pour les prendre, toutes attendaient son caprice en servantes soumises" (page 293). Mais voilà que, lorsqu'il veut se donner la satisfaction de posséder Denise, sont il a subi le charme peu à peu, malgré lui, celle-ci se refuse à lui. Il lui fait toutes sortes d'offres, mais son argent ne réussit pas à la faire plier, là où d'autres ont profité de cette position avantageuse pour se faire offrir tout ce qu'elles voulaient.
Denise résiste, et pourtant elle est amoureuse de lui, mais se garde bien de le lui faire savoir. Elle est bien consciente de l'évolution des sentiments de Mouret à son égard, qui finit par renoncer à toutes les autres femmes pour la contenter, car elle lui a dit un jour qu'elle ne partageait pas. Mais elle s'obstine à le repousser, non par calcul ni par égard pour des considérations morales ou religieuses, mais simplement pour "satisfaire son besoin d'une vie tranquille" ; elle éprouve "une révolte, presque une répulsion devant le don définitif de son être, jeté à l'inconnu du lendemain" (page 340).
Comme elle se sait profondément amoureuse, elle ne veut pas souffrir si jamais Mouret, après avoir goûté à ses charmes, la laissait tomber comme il l'a fait avec toutes les autres. C'est une femme qui sait ce qu'elle veut, d'une grande force intérieure et d'une dignité dans la souffrance qui la maintiennent debout, malgré tous les vents qui s'agitent autour d'elle, et qui forcent Mouret à s'abandonner, à oublier ses principes, à mépriser même toute la fortune qu'il possède, puisque celle-ci n'est pas capable de vaincre la volonté d'une jeune fille. Devant elle, il s'humilie :
"Dites, faut-il que je me mette à genoux, pour toucher votre coeur ?
Il en était là. Lui qui ne tolérait pas une peccadille à ses vendeuses, qui les jetait sur le pavé au moindre caprice, se trouvait réduit à supplier l'une d'entre elles de ne pas partir, de ne pas l'abandonner dans sa misère." (page 339)
Fenêtre éclairant les débuts des grands magasins à Paris, avec le fonctionnement moderne, comme celui des soldes, histoire d'amour attachante, Le Bonheur des Dames est un roman dont le charme me séduit toujours.
Emile Zola, Au Bonheur des Dames, Collection Petits Classiques Larousse, 478 pages.