Le moment clé de l’existence de Prosper Enfantin eut lieu quand il connut Saint-Simon et décida de consacrer toute son énergie à la propagation de ses doctrines. Le nouveau socialisme industriel avait trouvé son paladin.
Par Francisco Cabrillo, de Madrid, Espagne
Il n’est pas dans les objectifs de cette série d’établir un ranking des économistes sur base de leur niveau d’excentricité. Mais si un jour, un érudit d’une génération postérieure à la mienne le faisait, Prosper Enfantin occuperait sans aucun doute une place proéminente dans ce récit.
Il était nécessaire de changer le monde. Et, pour réussir dans cette entreprise si ardue, Enfantin comptait sur la nature spéciale des femmes. Son opinion était que Dieu représentait l’union entre l’esprit et la matière. Et pour que la matière fût égale en dignité à l’esprit et l’industrie à la science, il était nécessaire – qui en douterait ! – que Dieu fût simultanément homme et femme ; et seulement ainsi serait garantie l’égalité de l’homme (traditionnellement identifié avec l’esprit) et de la femme (chez qui on considérait que la partie matérielle prédominait).
Ce solide principe établit, Enfantin essaya de mettre en pratique ses idées. Et il décida que l’émancipation de la femme ne pourrait être obtenue que par la libération de sa passion sexuelle. Comme les gens voient le mal partout, ils ne valorisèrent pas suffisamment l’idéalisme de notre prophète et de ses fidèles suivants ; et plusieurs membres du groupe – avec leur chef en tête – terminèrent en prison accusés d’association illégale et de mépris de la morale publique. Toujours cohérent avec ses principes, Enfantin demanda lors du procès que sa défense fût assurée par deux femmes ; ce qui, comme il fallait le craindre, ne fut pas pris au sérieux par le tribunal.
Mais, déjà avant ce malheureux événement –- qui eut lieu en 1832 –-, notre personnage avait épuré ses théories et idéalisé sa vision de la femme. Il arriva, de fait, à la conclusion que ce qu’il manquait réellement à l’Humanité était un messie féminin. L’objectif de sa vie fut, pour cette raison, la recherche de la femme messie. Mais la tâche n’était pas facile. Où la trouver ? Les saint-simoniens pensèrent qu’elle devait être dans le berceau de la civilisation, c’est-à-dire, en Orient. Et, une fois abandonnée la prison, ils prirent le chemin de l’Égypte.
Nous n’avons pas de données précises sur ce qui se passa là-bas. Mais il apparaît clairement que la recherche de la femme messie ne trouva pas le succès désiré. Cependant, le voyage eut une conséquence importante. En Égypte, Enfantin et ses gens firent les premiers pas pour mettre en route ce qui, des années plus tard, sera le grand projet d’ingénierie du 19e siècle : le canal de Suez. Ouvrage qu’ils concevaient, dans leur vision mystique, comme « un mariage entre l’Est et l’Ouest ». Parmi ceux qui les appuyèrent, il y avait un jeune ingénieur, alors en poste au consulat de France à Alexandrie. Il s’appelait Ferdinand de Lesseps et, des années plus tard, il deviendra le constructeur du canal, qui fut inauguré en 1869.
Après son retour en France, la vie d’Enfantin fut assez conventionnelle. Il travailla dans les postes et les chemins de fer ; il participa à une expédition scientifique en Algérie. Mais quelques-uns de ses amis et anciens disciples devinrent des personnes très importantes. Les frères Pereire, qui en leur temps avaient été protégés par Rothschild, devinrent des banquiers. Michel Chevalier fut professeur et ministre ; et il fit beaucoup pour ouvrir l’économie française au commerce international. Enfantin mourut à Paris en 1864. Rien ne nous permet de supposer qu’il finit par trouver la femme messie. Mais peut-être sa dernière pensée fut pour elle.
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Article originellement publié par Libre Mercado.