Pour la Grèce, le réchauffement des températures ne semble pas dû qu’à l’arrivée du printemps.
Par Stéphane Montabert, depuis Renens, Suisse.
« La Grèce et sa petite odeur de brûlé », titrait H16, l’éditorialiste de Contrepoints, il y a quelques jours en évoquant la crise grecque (avant d’en remettre une couche). Elle a empiré depuis. Une odeur âcre et une épaisse fumée semblent se dégager des cuisines…
Si la situation est si tendue, c’est en grande partie à cause de l’accord récemment signé, censé régler une bonne fois pour toute l’avenir de la péninsule d’ici à la fin de la décennie, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. Le diable est dans les détails, on le sait, et en la matière ceux-ci se montrent particulièrement vicieux.
Prenons l’Allemagne, par exemple. Mme Merkel a une fois de plus convaincu son parlement de verser un autre seau dans le tonneau des Danaïdes. Mais cette fois-ci, la fronde gagne du terrain : le texte du second plan d’aide n’est passé qu’à l’aide des voix… de l’opposition ! Un joli coup de semonce dans les rangs de la coalition au pouvoir, d’autant plus que d’après Peer Steinbrück, un ténor des socio-démocrates, « Le Bundestag devra voter un troisième paquet pour la Grèce ». Sachant que de son côté le ministre des finances de la Chancelière, Wolfgang Schäube, continue de jouer sa partition (déjà expliquée ici) consistant à pousser la Grèce à sortir « d’elle-même » de la zone euro, les débats parlementaires promettent d’être animés.
Un deuxième petit crépitement nous vient de l’Irlande – la pénible Irlande et son fichu régime démocratique. On admirera la formulation diplomatique dans une dépêche qui évoque le « risque irlandais »:
L’Irlande a, dans le passé, déjà rejeté à deux reprises des traités européens (Nice en 2001 et Lisbonne en 2008), avant de se raviser à la faveur de deux autres scrutins de rattrapage, mais en échange à chaque fois de concessions. (…)
« Tout le monde aurait préféré éviter un référendum mais en même temps on savait qu’il y avait un risque », souligne un diplomate européen.
Les négociateurs du texte avaient ainsi pris soin de retirer l’obligation pour les pays signataires d’inscrire la règle d’or dans leur constitution, dans l’espoir ainsi d’éviter des procédures trop lourdes ou des référendums. Cela n’a pas suffi.
« Le risque, si l’Irlande dit non, c’est que cela refroidisse tout le monde et que cela envoie un mauvais signal pour le traité » qui devra être ratifié par tous les pays, dit le diplomate.
Le référendum, la pénible incertitude liée à l’exercice démocratique. Affranchis de ce genre de contrainte, nos technocrates se sentiraient pousser des ailes. Peuples ingrats ! Gâcheurs !
Mois d’une semaine après sa formulation, le Pacte Budgétaire européen est donc déjà menacé (et ce sont ces gens qui pensent sérieusement prévoir le comportement des finances grecques jusqu’en 2020…)
Mais nous n’avons évoqué ici que les difficultés extérieures à la Grèce – les écueils sur son chemin lorsqu’elle viendra quémander un troisième plan d’aide, en attendant les suivants. Or, à Athènes, la situation est explosive, et je ne parle pas des manifestations.
Revenons sur la stratégie européenne. Entre autres choses, celle-ci demande que les créanciers abandonnent volontairement une partie de leurs créances. C’est par là que les choses risquent bien de virer à l’aigre.
Tout est dans le mot-clé. Volontaire. L’opposé de contraint et forcé. C’est-à-dire, un choix que l’on peut refuser, malgré tous les glapissements des spectateurs et gouvernements qui insisteront, en fronçant les sourcils, qu’on s’en tienne au script prévu.
Au fait, pourquoi la décote sur les titres grecs doit-elle être volontaire, vu que la Grèce est visiblement en faillite ? Simplement pour éviter le déclenchement des Credit Default Swaps, les CDS, des produits financiers d’assurance émis en période de beau temps pour garantir les dettes de pays-qui-ne-peuvent-pas-faire-faillite – sans commentaires – et dont le déclenchement provoquerait une sorte d’apocalypse financière, les faillites de banquiers-assureurs incapables de suivre s’enchaînant en cascade sans que personne ne sache exactement où les remous s’arrêteraient. On parle de risque systémique.
Or, si Charles Dallara, chef de l’Institut de la finance internationale (IIF), le lobby bancaire mondial, a négocié au nom de ses membres une décote comptable volontaire de 53,5% (en réalité plus de 70% en tenant compte des pertes liées aux intérêts non perçus), il est impensable que tous les créanciers de la Grèce se rallient à cet accord. D’une part, il y a des créanciers non bancaires comme des Hedge Funds, hors du mandat du négociateur, et d’autre part, des banques qui ne pourront pas se permettre cette décote pour de simples raisons de survie.
Quelles que soient les raisons invoquées par les uns et des autres pour refuser l’accord volontaire, c’est leur droit, sinon l’accord n’est plus volontaire.
Cela entraîne deux conséquences.
- Il se crée une différence de traitement insupportable entre ceux qui jouent le jeu (de dupes) mis en place par l’Union Européenne, le Fonds Monétaire International et la Banque Centrale Européenne, certains perdant 70% de leur mise et d’autres moins voire pas du tout. Ce qui soulève immédiatement la réaction suivante, que nombre de cadres de banques accros aux bonus sont suffisamment intelligents pour formuler : « Si d’autres le peuvent, pourquoi pas moi ? »
- Sachant que de toutes façons tout le monde n’appliquera pas une décote unilatérale de 53,5% sur la valeur faciale des titres grecs échangés, l’opération d’échange de créances aura fatalement une portée moindre que les montants espérés au départ.
À lire tout ceci, on se dit qu’il fallait être bien bête pour ne pas y avoir pensé plus tôt ; en l’occurrence, les politiciens grecs, pas idiots, ont bien vu le problème que posaient les passagers clandestins du plan de secours, notamment lorsque les Hedge Funds ont commencé à spéculer sur les bénéfices à retirer d’une telle posture : racheter de la dette grecque dévaluée, refuser la décote, et empocher le magot.
Les politiciens grecs ont donc joué le seul atout dans leur manche, une loi. Plus précisément, une loi d’action collective prévoyant qu’à partir d’un certain seuil de créanciers acceptant la décote des obligations en leur possession, cette décote s’appliquerait à tous. Et voilà les sales spéculateurs des Hedge Funds mis au pas ! Bien fait pour eux !
C’était finement pensé, mais pas encore assez.
Car voyez-vous, lorsque le gouvernement grec a émis depuis dix ans ses dettes pourries pour payer ses dépenses courantes, les souscripteurs achetaient simplement des obligations d’État, format standard, coupon annuel, tout ce qu’il y a de plus ennuyeux. Ils ne signaient pas un contrat prévu pour les arnaquer avec, en petits caractères, une clause affirmant que dans quelques années, si les finances du débiteur tournaient au vinaigre, cette obligation serait échangée pour une autre de la moitié de sa valeur faciale, avec un rendement minable et à horizon trente ans. Mais c’est pourtant avec ce genre d’obligations que les créditeurs de la Grèce se retrouvent aujourd’hui.
Les députés grecs ont changé rétroactivement les termes du contrat.
Et ça, mesdames et messieurs, c’est très mal. En sécurité juridique, c’est un péché. C’est interdit. Cette facilité – que d’autres pays qui n’ont d’État de Droit que le nom, comme l’État Français, appliquent aussi à l’occasion – correspond ni plus ni moins à changer les règles du jeu en cours de partie, et à forcer les gens à accepter une décote dont il n’a jamais été question et qui leur est donc, de fait, imposée.
Nous avons donc quitté les terres rassurantes de la « décote volontaire » pour les contrées plus sauvages du défaut de paiement sélectif (SD, pour Selective Default), c’est-à-dire le moment où le débiteur explique à ses créanciers qu’il n’en peut mais, et qu’ils peuvent faire une croix sur une bonne grosse partie de l’argent qu’ils lui ont prêté.
Le défaut de paiement sélectif n’est pas mon interprétation personnelle, mais l’estimation de Standard & Poor’s. Leurs analystes ont vraisemblablement suivi le raisonnement présenté ici pour attribuer cette note à la Grèce il y a trois jours, une nouvelle aussi gravissime que rapidement expédiée par les médias en place. Parmi les effets collatéraux de cette note, la BCE a désormais l’interdiction d’accepter ou de racheter de la dette grecque – plus question des petites magouilles à la MM. Trichet et Draghi, où quelques palettes de billets fraîchement imprimés viennent discrètement soulager un pays ami en difficulté.
Certes, et les communiqués de S&P le soulignent, ce défaut sélectif n’est que « temporaire » et pourrait être remonté à la mi-mars à la fantastique note CCC, soit « risque très élevé de défaut ». Mais S&P applique le conditionnel, liant cette amélioration de la note à l’acceptation du plan de « décote volontaire » par les créanciers d’Athènes, sans que la main de personne ne soit vraisemblablement forcée. On est en droit de douter de cette fin heureuse.
Une petite dernière pour la route : avec une note de défaut sélectif, les détenteurs de CDS, les fameuses assurances sur une cessation de paiement, sont en droit de réclamer le paiement des garanties auprès des banquiers-assureurs. Le risque systémique, vous vous rappelez ?
Le réchauffement des températures ne semble pas dû qu’à l’arrivée du printemps.
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