De l’avis de l’auteur Tristan Garcia, au fil des ans, et sur de nombreuses décennies, la séparation entre nous, humains, et eux, animaux,nous est devenue douloureuse. Une brèche a entamé la ligne infranchissable de l’espèce ; cette brèche, c’est la reconnaissance de la souffrance chez des animaux décidément de moins en moins bêtes.
Qu’est ce que nous supportons ? Qu’est-ce que nous ne supportons plus ? Et l’auteur de poser cetteautre question : au moment où nous ne vivons plus ensemble, nous les humains, pourquoi ce lien, celui d’une nouvelle communauté morale qui nous relie aux autres animaux, s’impose-t-il ?
Certes, la relation entre ce que nous pouvons supporter qu’il soit fait à un être humain et ce que nous pouvons supporter qu’il soit fait à un animal (l’auteur ne traite pas de la souffrance des végétaux) permet de comprendre les divers états de la sensibilité humaine ; or, nous supportons de plus en plus mal les expériences pratiquées sur des animaux in vivo, l’abattage industriel des bêtes destinées à notre alimentation, l’envers industriel de notre mode de vie pourtant tout aussi industrielle - il suffit de prendre un RER aux heures pleines pour s’en convaincre ; on se sent très vite volaille en général et poulet en particulier.
Pensez donc ! Même les éleveurs ont du mal à tuer eux-mêmes leurs propres bêtes ; ils se résignent souvent à porter leurs animaux - même quand la loi ne les y oblige pas -, à un professionnel qui les abat loin de leur regard. Souvenons-nous de la crise de la vache folle et des témoignages de ces éleveurs en larmes ; témoignages d’une sincérité plus touchante encore que l’objet de leurs désarroi, désespoir et traumatisme, à savoir : l’abattage de leurs bêtes ; cheptels par milliers.
Usage expérimental et usage alimentaire… (on n’a jamais autant sacrifié d’hamsters, de souris, rats, et tué de poulets, porcs et boeufs), plus l’animal est devenu un matériau objectif pour le fonctionnement de la société humaine (alimentation et expérimentation) sur le mode d’une instrumentalisation comparable aux yeux des animalistes à l’exploitation du prolétariat et à tous les camps du 20è siècle, pour ne rien dire de la figure de l’animal violent, goinfre et lubrique…
Plus des efforts et des investissements aussi lourds que financiers ont été déployés pour nous imposer cette autre figure ; la figure de l’animal symbolique des contes destinés à l’éducation des enfants, et sa représentation, animal fidèle et jovial après Kipling, du Teddy bear cher à Roosevelt jusqu'à Disneyland.
Mais alors, qui sommes-nous à la fin ? Et puis qui sont-ils ?
Si les autruches sont des animaux sympathiques et dignes de considération, inutile de voiler la face de qui que ce soit, même avec son consentement ! L’auteur l’affirme : le nous a bel et bien évolué et tendaujourd’hui à comprendre les animaux, tous les animaux, voire même… la biosphère (le nous écolo) ;et c’est bien d’une post-humanité qu’il est question.
Pour l’animaliste l’humain n’est humain que lorsqu’il excède son humanité et qu’il inclut dans le nousle monde animal, sur le modèle de la culture qui permetde se dépasser soi-même (de sortir de sa nature, de son espèce en l’occurrence, d’aller voir ailleurs, de l’autre côté de la palissade)…
A partir de ce nouveau postulat, voit alors le jour, une nouvelle communauté de sensibilité avec tout ce qui souffre et que l’on a fait souffrir ; une communauté désireuse d’ouvrir la voie à une humanité moderne (nonobstant tous les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre – il est vrai que ce ne sont pas les mêmes qui lâchent les bombes et qui ouvrent des refuges pour animaux, à moins que… une fois à la retraite, repos du guerrier oblige, et mauvaise conscience aidant tous ceux qui ont besoin d’être aidés, soldats et mercenaires ne se décident à faire amende honorable…)
Et peu importe que ce refus de la barrière des espèces (l’homme et l’animal… ça fait deux ; et plus même !) assimilé à du racisme (statut de l’animal au rang d’être inférieur) provoque l’incapacité à définir ce qu’est au juste un « animal » et ce qui le sépare de l’animal humain ! Seule la souffrance deviendra l’ultime critère de la morale jusqu’à la reconnaissance d’une communauté de souffrance de l’homme à l’animal. L’infranchissable est par ce biais franchi : animaux et êtres humains... même enfer, même paradis ! Et face à la souffrance animale, le droit pour y mettre un terme.
Mais c'est mettre la charrue avant les bœufs ! Car... à peine avons-nous le temps de nous pencher sur la compréhension en nousdu caractère révoltant de l’injustice faite à l’espèce animale ! Pour sûr, ce droit qui occupe toute la place vient ruiner la recherche de la connaissance de la personne humaine car... toute question de droit n’est-il pas un effet de la compréhension de ce que nous sommes ?
Vous voulez comprendre une nation - voire même une civilisation-, commencez donc sans tarder par étudier le droit qui la fonde !
Dans cet ouvrage, l’auteur convoque en première de couverture ainsi que dans le texte, un dénommé Bentham et son « introduction aux principes de morale et de législation (1789) » ; plus particulièrement le chapitre consacré à l’illégitimité des cruautés imposées aux autres espèces animales par l’être humain.
Pourquoi limiter la sphère du droit aux humains seuls mais à tout ce (ceux) qui souffre(nt), animaux et humains confondus ? Et Bentham de poursuivre : « Pourquoi devrait-on les abandonner à leur sort ? Après tout, un cheval ou un chien adulte n’est-il pas au-delà de toute comparaison un animal plus raisonnable, plus susceptible de relations sociales qu’un nourrisson d’un jour ou même d’un mois ? » Bentham fera sauter du même coup la catégorie aristotélicienne d’ « en-puissance » pour laquelle seul l’enfant est une personne humaine en puissance et pas le cheval ni le chien.
Plus tard, ce sont les défenseurs de l’antispécisme (1) et des droits des animaux - auteurs de la pensée animaliste : Singer, Regan, Nussbaum et d'autres encore -, qui sont appelés à témoigner.
Conscience accrue jusqu’au malaise ! Notre rapport pratique avec les animaux a conduit à la séparation radicale de leur mode de présence pour nous ; de l’animal il ne reste plus que l’Animaux urbanisés (domestiques), animaux industrialisés (alimentations) et animaux scientificisés (expérimentation ou protection). L’humanité souffrirait donc conjointement et indissociablement de la souffrance animale et de sa culpabilité à son égard face aux contradictions de notre mode d’organisation de l’existence qui a séparé l’animal en différentes parts de vie. Culpabilité pouvant aller jusqu’à souhaiter chez certains groupes organisés de protection la fin de la société et des êtres humains et de leur tyrannie sur l’animal comme condition de l’émancipation des autres animaux. Culpabilité encore ! que l’auteur n’hésite pas à lier à une crise d’identité : nous ne savons plus où arrêter notre humanité : notre nous ; et l'on s'empressera d'ajouter...
Un nous décidément bien incapable de protéger cette humanité, sinon a postériori, une fois le pire consommé, à la tribune de cours et de tribunaux internationaux des catastrophes humaines. D'où ce dévolu (d’impuissance) jeté sur nos amis les bêtes… chiens, chats, phoques, baleines, abeilles et ivoire d’éléphants sans distinction d’espèces dans un sur-investissement affectif et/ou procédurier compensatoire censé nous sauver d'un ébranlement dont l'homme du XXe siècle et sa mémoire n'en finissent pas d'accuser le choc en retour (déception, ressentiment, haine à l'encontre du genre humain, c'est selon) : la trahison d'une civilisation porteuse d'une promesse de progrès (et de protection) pour tous ; promesse infantilisante qui prépare mal au pire qui semble être, lui, toujours sûr sauf pour les survivants, on en conviendra (2).
La douleur mesure unique du rapport entre eux et nous, la douleur, encore la douleur comme seul point de communion par empathie, par angoisse, par culpabilité, à l’heure de toutes les modernités, même post-modernes,il semble que seules la souffrance et les catastrophes (3) nous permettent de demeurer encore un peu… ensemble, entre êtres humains, cercle maintenant élargi à l’animal à grand renfort d’associations, de groupements, de groupuscules de défense - parfois musclée - des droits des animaux.
Projection
Si pour le spéciste, l’animal est d’abord un concept, pour l’animaliste, l’animal est une figure vivante. Anthropomorphisme contre anthropocentrisme… animalistes contre spécistes, la figure de l’animal, ce que chacun d’entre nous projette sur cet animal,animal miroir et reflet, comment nous nous le représentons, est à l’origine de tous les débats passionnés, houleux et parfois même haineux.
Figure de souffrance et de culpabilité, l’animal miroir de l’esclavage, du colonialisme, des holocaustes passés et à venir, de l’exploitation ouvrière, de la domination masculine, êtres humains animalisés, traités comme du bétail, l’animal devient alors une figure hyperbolique de tous les dominés de la terre. Un nouveau nous arrive au monde : « Moi et tous les autres animaux – droits, justice, respect, inviolabilité. »
Et ce sera pain sec à l’eau pour tout le monde et pour la fin des temps car, jamais plus, l’animal ne sera un matériau objectif pour le fonctionnement de la société humaine.
Compréhension
Et votre humble serviteur de conclure, laissant là l'auteur Tristan Garcia poursuivre seul sa route manuscrite...
Rien n’est moins animal qu’un animal domestique car à notre contact il devient ce que nous attendons de lui ; malléable, il ne le devient pas simplement pour nous (compensation, transfert et fantasme) mais bien pour lui-même ; il le devient dans les faits jusqu’à nous singer et nous mimer (ce que Deleuze avait oublié de comprendre à propos des bêtes domestiques) ; et même si on nous conseillera la prudence (après tout on ne sait jamais si et quand la bête qui sommeille se réveillera) nul doute, cet animal flatte notre orgueil affectif et notre vanité caritative et autres couronnes de lauriers !
Et c’est alors que cet animal devient Dieu, c’est à dire : tout l’amour dont nous sommes plus capables les uns envers les autres - recevoir, donner, partager -, et son maître avec nous (d’où le fameux « chien-chien à sa mémère » - sur-investissement affectif compensatoire par excellence) à une époque où l’on n’a jamais autant cherché à nous écraser sous le poids de milliers d’ouvrages traitant de morale et d’éthique, bibliothèque après bibliothèque, rayon après rayon, sermon après sermon dans un univers culpabilisateur toujours en expansion (plus les crimes commis sont grands, nombreux et récurrents, plus l’éthique et la morale accourent).
Face au spectacle d‘un cheval maltraité par son cocher même Nietzsche, homme de tous les refus (Ne jamais oublier que dans Nietzsche, il y a surtout Niet ! Et alors qu’il ne faut pourtant jamais jurer de rien !) succombera à cette autre sensibilité qu’il jugeait pourtant décadente – la sensiblerie -, et ce jusqu’à la folie (normal ! Nietzsche ne faisait rien à moitié) : c’est le point d’équilibre entre l’extension indéfinie de notre empathie et une certaine capacité limitée à souffrir de la souffrance de tout ce(ux) qui souffre(nt) qui atteint là son point de rupture, la balance de nos émois penchant en faveur d’une empathie capable de tout et de son contraire jusqu’à la haine pour nos semblables qui ne nous ressemblent plus.
***
A la vue de ce que nous laissons et trainons derrière nous, face à ce qui nous attend, et alors que l’homme n’a pas fini d’être un loup pour les agneaux que nous sommes tous avant de devenir à notre tour des fauves, l’animal lui, domestique ou non, n’a pas fini d’être un Dieu pour l’homme à la fois moderne et post-moderne, un homme défait, ébranlé au cœur dur mais à la tripe sensible (Bernanos).
_________
Le sang des bêtes : documentaire de 1949 sur les abattoirs de la Porte de la Villette - de nombreux extraits aujourd'hui à peine soutenables sont disponibles sur Youtube et ailleurs -, de George Franju, réalisateur entre autres de « La tête contre les murs » - sans doute le premier film anti-psychiatrie de l’histoire du cinéma : en comparaison, « Vol au dessus d’un nid de coucou » de… je ne sais plus très bien qui,c’est juste de la pellicule destinée aux Oscars.
- Photo : Francis Bacon - Bacon-with-meat-1960. John Deakin
- Toile : Corps, 2006, huile sur toile, 225x165 cm, Vladimir Velickovic
1 -Pour l’antispécisme (les hommes et les animaux ne font qu'un), le spécisme est à l'espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe (Eh oui ! Rien moins !).
2 - Analyse qui a échappé à notre auteur finalement pas très courageux ni téméraire ; et de ce qui suit, il semble être passé aussi à côté : au XXe siècle, on n'a jamais tué autant d’êtres humains, de poulets, de boeufs et autres volailles et bovins, tout en se préoccupant comme jamais auparavant de ces mêmes êtres humains et de ces volailles et bovins On n’a jamais connu autant d’associations de défense des droits de l’homme et de l’animal. S'agit-il là encore d'un sur-investissement affectif et/ou procédurier compensatoire comme la prestation du même nom ?
3 - Avec le nucléaire, la récompense sera courte et la peine... éternelle.Il n'y aura de véritable unité humaine que dans le malheur ; le nucléaire contribuera très certainement à cette unité. Aussi...irradiés de tous les pays, unissez-vous !