Après avoir dirigé pendant plusieurs années les éditions Asuka, un petit éditeur dont le slogan était « le manga autrement« , Raphaël Pennes est maintenant à la tête d’un éditeur français qui appartient directement aux maisons d’éditions japonaises, et ce depuis fin 2009 / début 2010. La situation étant maintenant bien installée après des investissements imposants et la progression qui va avec en terme de parts de marché. Kazé Manga futur leader du manga ? Impossible de le dire pour l’instant et, en attendant, pourquoi pas nous intéresser à l’année écoulée ?
Titres phares comme Blue Exorcist ou Beelzebub, marché du manga, mass market et initiative numérique… De quoi dire alors ne perdons pas une minute de plus, c’est parti !
Bonjour Raphael,
Pour commencer simplement, quel est le bilan de Kazé Manga pour l’année 2011 ?
La principale information est qu’on a beaucoup progressé dans notre part de marché et donc dans notre écoulement des ventes. Lorsqu’on regarde les statistiques Gfk l’an passé on était aux alentours de la 10ème place l’an dernier et cette année on progresse à la 5ème place si on regroupe Kazé et Asuka.
C’est quelque chose d’important en tant qu’éditeur : on fait des livres mais surtout on constate qu’ils se vendent.
Quels sont les nouveautés qui ont bien fonctionné en 2011 ?
Au départ on avait dit, sur le ton de la plaisanterie, que ce serrait surprenant que Beyblade soit notre bestseller 2011. On l’a acquis pour recruter de nouveaux lecteurs et faire des ventes plutôt qu’en tant titre qui passionne l’équipe éditoriale, vu que nous avons entre 25 et 35 ans et que ce n’est pas forcément un titre qui est fait pour nous.
Mais on a dépassé les 100 000 exemplaires vendus sur 5 tomes et les 30 000 sur le premier, ce qui fait une très bonne moyenne…
C’est un cap qui est franchi, c’est votre meilleure vente depuis les débuts de Kazé Manga ?
Si on ne compte pas les titres sortis chez Asuka, oui. Clairement. Après il y Ikigami ou Hokuto no ken qui ont très bien marché mais ils ont démarré sous le label Asuka.
Je terminai mes royalties hier pour la maison mère Shueisha et on est presque à 20 000 exemplaires pour le tome 1 dans mes rapports de ventes. C’est donc une très bonne surprise, et les ventes se maintiennent sur la longueur, y compris sur le dernier tome sorti en décembre.
En troisième position on retrouve Gate 7, qui a cependant souffert d’un manque de publication car il n’y a eu que deux tomes sur un semestre. Il nous a manqué un troisième tome pour se positionner plus massivement mais ça reste une très bonne vente pour Kazé Manga.
Ce que tu dis sur Gate 7 pose une question : pour qu’un titre fonctionne, est-ce qu’il doit être publié souvent ?
La fréquence de publication élevée « induit » une meilleure présence en librairie, c’est-à-dire une meilleure exposition et donc un plus grand potentiel de séduction. Moins tu es publié, plus tu te fais oublier, surtout sur un marché dense comme le notre.
Du coup tu séduis les gens qui t’attendaient, ceux qui suivent l’auteur mais ça limite les possibilités. Sur des auteurs prolifiques ou c’est moins grave mais pour CLAMP, qui a finit Tsubasa et XXX Holic et qui sort un tome de Kobato par an, tu te fais vite oublier.
Avec 192 publications en 2011, vous êtes parmi les éditeurs de manga les plus prolifiques…
On est éditeur de manga et on ne fait que ça. Notre volonté et celle de notre maison mère c’est une certaine part de marché et la publication d’un certain nombre de titres. Nous ne sommes donc pas dans une démarche équivalente à nos concurrents parce qu’on appartient à des éditeurs qui nous demandent d’éditer des titres et de les rendre disponibles sur le marché.
Dans nos publications mensuelles on a les titres débutés chez Asuka, une dizaine encore en cours comme Shinobi Life ou World Embryo, ceux lancés sur la collection SHONEN UP! qui sont toujours là même si le rythme de publication y est plus lent. Enfin il y a tous les gros shônens qu’on nous a confiés comme les Beelzebub, Toriko, Kuroko’s Basket, Enigma, etc.
De manière générale, sur une vision à plus long terme, nous devrions nous placer à environ 25 livres par mois d’ici 2015. Ce sera notre vitesse de croisière. En 2012 on va légèrement augmenter de un ou deux tomes par mois suivant les mois, dans des collections et des styles différents.
En cumulant les chiffres Asuka et Kazé nous sommes l’un des plus gros éditeurs en nombre de sorties mais si on prend du recul sur le comparatif il faudrait prendre l’ensemble du groupe Delcourt, à savoir Delcourt-Akata, Tonkam et Soleil, et on arrive à des quantités équivalentes au nôtres.
Puisque vous appartenez à des éditeurs japonais, comment se fait le choix des titres ?
Il y a plusieurs cas possibles :
Le cas où il y a des liens historiques entre certains auteurs et éditeurs français, parce qu’ils travaillent ensemble depuis un certains temps. Donc on ne va pas leur piquer ces auteurs. Il y a des titres qu’on aurait bien aimé édité mais parce l’éditeur historique veut publier cette nouvelle série, on doit respecter leur accord.
Après il y a des titres que l’on suit dans le Shônen Jump, comme Beelzebub. Comme ces auteurs n’ont jamais été publiés en France on pouvait rentrer dans la bataille sans froisser personne. On s’y est donc mis très tôt – avant même que d’autres ne le fasse – et on a pu les acquérir.
Enfin il y a des titres comme Hatsukoï Limited qu’on a acquis car il y avait une stratégie globale anime / manga souhaitée par le Japon. C’était plus logique que ce soit nous qui le fassions plutôt que Tonkam par exemple. Mais ce genre de chose reste exceptionnel, heureusement d’ailleurs, parce que les éditeurs essayent de garder une ligne de travail avec Shueisha et Shôgakukan et on doit le respecter dans la mesure du possible.
On est donc assez libre, même si quelques fois dans l’année il y a quelques passages obligatoires.
Puisque l’on parle de votre catalogue, il y a un de vos titres qui a cartonné au Japon cette année : Blue Exorcist…
Blue Exorcist a explosé cette année. C’était un de nos meilleurs lancements de 2010 et il est monté en puissance en 2011. On atteint aujourd’hui presque 25 000 exemplaires du tome 1. Ça s’est fait dans la durée, comme souvent pour nos titres. On ne fait pas de démarrage explosif comme peut le faire Ki-oon, avec beaucoup de ventes et de marketing sur les premières semaines, mais on travaille plus sur le long terme, donc les ventes progressent plus doucement mais sûrement.
Mais d’un autre coté c’est parce qu’on a essayé de faire comme Ki-oon et ça ne nous a pas forcément réussi donc maintenant on fait attention. On évite d’inonder les librairies avec des grosses quantités et de mettre beaucoup d’argent sur un premier volume, pour pouvoir faire de la promotion au fur et à mesure. Tout ça à profité à Blue Exorcist, en même temps que l’arrivée de l’anime sur Kazé Play.fr en simulcast.
Ce qui est dommage c’est que le titre est assez lent en publication. Cela fait plusieurs mois qu’il n’en y a pas eu au Japon et comme on colle à l’actualité japonaise on subit de plein fouet ce ralentissement. Comme je te le disais tout à l’heure si on avait un Blue Exorcist tous les deux mois ce serait beaucoup plus simple mais bon, au moins, les gens qui suivent la série ne sont pas noyés par les volumes ou constamment en retard dans leurs achats. Après c’est vrai qu’elle aurait gagné à être dans un hebdomadaire plutôt que dans un mensuel.
Sinon c’est vrai que c’est une très bonne série qui a pris un virage scénaristique et a entamé un vrai arc depuis quelques volumes. À tous les coups l’anime va passer à la télévision, je me fais pas de souci là-dessus vu la qualité de l’animation, ce qui nous permettra de profiter d’un bel élan comme au Japon.
Où le titre a gagné, rappelons le, la troisième place des ventes selon le top Oricon !
Et pourtant on peut voir, à la fin de chaque de Blue Exorcist, un nombre déjà impressionnant d’assistant… C’est dans la moyenne d’ailleurs ?
Un nombre d’assistants comme ça c’est plutôt pour les séries hebdomadaires mais c’est plutôt dans la moyenne. Pour une série comme One Piece ils sont une quinzaine d’assistants par exemple.
Pour finir sur le nombre de sorties… Quand tu entends parler de « saturation du marché » lorsqu’on parle du coté des lecteurs et des linéaires des libraires, qu’est-ce que tu en penses ?
J’en pense que c’est une réalité et que le marché est assez important. Après il y a deux écoles coté libraires : ceux qui travaillent la nouveauté avant tout et qui souhaitent, sur une période de deux à six semaines, écouler plus de la moitié de leur commande par exemple… Comme les Fnac ou les Virgin pour ne pas les citer. Cette méthode n’est pas forcément compatible avec l’état du marché et ça rend difficile leur travail et leur rentabilité au mètre carré. Le marché fait plus la part belle aux autres, les libraires qui connaissent les produits et leurs clients, et qui savent quoi acheter pour un tel ou un tel.
Le marché a beaucoup évolué ces dernières années et même s’il y a une saturation de production – il ne faut pas se voiler la face – on perçoit un retour au travail de libraire…
Un travail de connaisseur…
Et de conseil. Le marché est donc en transition. Il a commencé comme un marché de connaisseur puis s’est transformé pour adopter un modèle de mass market où la grande distribution s’est engouffrée… On commandait un peu de tout sans trop de poser de question et on vendait un peu de tout.
Aujourd’hui en grande distribution et dans les grandes enseignes il y a ce qui se vend beaucoup, les blockbusters shônen, shôjo et seinen… Et après il y a le reste, qui ne peut pas se vendre si tu ne sais pas à qui tu dois le vendre.
La problématique de ce marché c’est que les libraires BD n’ont pas forcément le temps de gérer les flux de titres et ont moins de temps pour proposer les titres à leurs clients, pendant que les grandes enseignes passent leur temps à faire des retours. On se situe donc dans un intervalle assez dangereux où le problème n’est pas forcément la surproduction globale mais davantage la surproduction de titres qui arrivent sur le marché sans être identifié, que ce soit par du marketing ou avec de la communication pour expliquer de quoi il parle ou à qui il parle… Tout arrive en masse.
Alors qu’avec un bon travail en amont c’est possible. On peut prendre l’exemple de Front Mission : ce n’est pas un titre classique ou qu’on l’habitude de voir mais comme Ki-oon a bien communiqué dessus les gens vont aller chercher le titre d’eux-mêmes, sans avoir à passer par le conseil du libraire.
C’est à l’éditeur d’amener la communication pour proposer ses titres au public adéquat.
Il faut savoir cibler…
Concernant Kazé Manga, beaucoup me disent « C’est dommage Kazé Manga vous avez perdu votre identité d’éditeur indépendant … », etc. Ce que je réponds souvent à ces gens-là c’est que lorsqu’on est devenu Kazé Manga on est devenu un éditeur mass market, on ne peut plus aussi facilement se permettre de faire « du manga autrement » (= l’ancien slogan des Éditions Asuka) parce que ce ne serait pas clair et qu’on ne saurait plus le faire. On ne peut plus faire des choses en marges ou avoir une image de découvreur de talent parce qu’on appartient aux éditeurs du Shônen Jump et du Shônen Sunday…
Mon équipe insiste pour me pousser à faire des titres josei ou du Taiyô Matsumoto et je serais le premier à rêver de faire ce genre de titres… Mais ça ne correspond plus à ce qu’on fait aujourd’hui et on se concentre sur le cœur de cible en laissant les autres s’occuper de ça. Quand Casterman lance une collection de titres d’auteurs ils le font bien et ça marche.
Il faut donc bien savoir identifier ses priorités en tant qu’éditeur et ne pas s’éparpiller. Il y en encore beaucoup d’éditeurs qui vont aujourd’hui dans tous les sens, qui sortent des livres dans toutes les catégories et qui n’ont pas le temps de s’en occuper alors qu’il le faudrait, surtout avec un marché aussi dense.
Certains éditeurs ont maintenant trouvé leur style et leur identité et ils avancent pendant que d’autres restent flous. Par exemple Akata était très shôjo il y a deux ans et depuis ils sont partis dans différentes directions et c’est devenu difficile en tant que libraire ou que lecteur de bien identifier les enjeux. Alors qu’en achetant un titre de chez Ki-oon – je le cite encore mais c’est parce que je suis de près cet éditeur et qu’il me correspond- la personne saura globalement à quoi s’attendre, car la ligne et le positionnement sont assez clairs.
Donc la surproduction c’est inhérent au marché. Ce qu’il faut c’est une véritable stratégie d’éditeur à moyen et à long terme pour ne pas se perdre dans la masse. Parce que même si on baissait tous un peu notre production il y aurait un nouvel éditeur qui viendrait de toute façon… Donc il faut suivre ta stratégie et ne pas passer ton temps à regarder ce que font les autres.Sans pour autant être aveugle.
Par exemple on devait sortir Seven Shakespeares en mars et faire venir l’auteur au salon du livre. Mais quand on a vu que Pika sortait Billy Bat en mars et que notre auteur ne pourrait pas venir au Salon du Livre, on a permuté la sortie de Seven Shakespeares avec Enigma en avril parce que ça n’aurait ai rien eu de bon pour Billy Bat ou pour Seven Shakespeares…
De la même façon qu’on repousse la sortie de films pour ne pas arriver en même temps qu’un blockbuster…
Voilà, s’adapter sans pour autant modifier notre ligne de conduite. Même si on n’a pas forcément bon à tous les coups.
Autre sujet : le numérique… Qu’est-ce qui nous attend pour 2012 ?
De notre coté on a testé un peu la transformation des fichiers en version epub avec Apple. Pour l’instant le bilan n’est pas top… Comme on s’y attendait c’est très difficile. Sur l’ensemble des bouquins qu’on a mis en vente, une quinzaine de volumes, on a du atteindre 700 ou 800 exemplaires sur la fin de l’année, tout cumulé.
La moitié des ventes sont pour Gate 7 et l’autre moitié pour les autres licences… On a du vendre 1 exemplaire de Tensai Familly Company sur les six tomes mis en place par exemple. Comme quoi un livre non disponible en librairie qu’on propose en numérique ça ne marche pas mieux pour autant. Ce n’est pas aussi simple que ça bien sur mais on pensait séduire les gens qui voulaient se les procurer en librairie sans le pouvoir car il est en rupture… Mais au final, il y a un curieux qui a acheté un tome 1. La réalité c’est que les gens ne sont pas tous équipés d’IPad ou d’IPhone et que ce n’est pas forcément la priorité des lecteurs.
Mais il fallait bien faire cette expérience. Ce qu’on va faire cette année c’est tenter d’élargir notre offre. Cependant c’est difficile car au Japon le numérique n’arrive pas à percer non plus, il n’y a pas vraiment de solution digitale au niveau du manga et les ventes du numériques c’est 1 ou 2 % de leur chiffre d’affaire donc ce n’est pas une priorité pour eux. Du coup quand les éditeurs français tentent de les convaincre de faire du digital c’est compliqué parce que les éditeurs japonais ont d’autres problématiques à régler avant… On a quelques titres qui vont donc être annoncés d’ici peu pour le premier trimestre mais ça ne va pas non plus exploser.
On attend aussi que Shueisha officialise sa stratégie pour l’Europe, qui est en train de se dessiner. Je pense qu’on va avoir des mangas Shônen Jump qui vont arriver en digital sur le marché français et européen, a priori au premier semestre. Peut-être aux alentours de Japan Expo. Donc une fois que Shueisha se sera lancé, ça va sans doute motiver un peu les autres à suivre.
Je pense que 2012 ce sera la première pierre de l’édifice… Mais ce ne sera pas encore transcendant.
Des initiatives germent, on attend de trouver le bon modèle, comme Square Enix ou la récente tentative de Kana de proposer une vente au chapitre ?
Pour Square Enix ça semble difficile, mais on en saura plus cette année car il avait au départ établi une stratégie sur 3 ans et on arrive au bout en mars.
Pour Kana ça me semble difficile à ce prix là. À 1.99 euros le chapitre, le livre finit par couter plus cher en numérique. On y a pensé mais on était plus sur du 0.99 euros et surtout sur du simulcast. Après les gens voudrait pouvoir payer un abonnement pour accéder à tous les contenus comme KZPLAY.fr mais on ne peut pas faire de prix dégressif à cause de la loi sur le prix unique du livre.
Pour finir quels sont les objectifs de Kazé Manga pour 2012 ?
Vu que l’augmentation de la TVA va nous impacter à partir d’avril, on va essayer de compenser la hausse des prix en améliorant nos livres, en ajoutant les pages couleurs dans les titres qui ne les avaient pas avant, dans le Boys Love par exemple. Même si on ne fait pas parti des éditeurs qui ont les prix les plus chers, il faudra faire passer la pilule.
On va également lancer quelques nouvelles séries, les installer pour les années à venir. Je pense notamment à Seven Shakespeare, qui va être difficile à installer par exemple, mais on se donnera les moyens de réussir.
Sinon globalement ce sera plutôt une année de transition : pas de nouvelle collection et plutôt stabiliser les collections. En 2013 on sera plus ambitieux mais pour l’instant on veut rationaliser le catalogue après deux années en forte progression.
Et à défaut de l’auteur de Seven Shakespeare au Salon du Livre, on peut espérer un invité à Japan Expo ?
Oui, on prévoit une auteure de shôjo. Je ne peux pas encore te donner de nom, je préfère attendre que les billets d’avion soient achetés ! (Rires)
On attendra alors… Merci Raphael !
Remerciements à Raphaël pour son temps et ses réponses détaillées. Merci également à Jérome pour l’organisation de cette interview.