David Dalla Venezia
Le Clavier Cannibale est un essai constitué de trois parties, “Figures et fréquences”, “Faire et défaire” et “Fabrique”, chacune d’elles étant composée de textes courts, d’une vingtaine de pages pour les plus longs, de quelques-unes pour les plus courts. De quoi est-il question ? De littérature ou plutôt de la “chose littéraire” à partir de trois approches : l’écriture elle-même, la traduction et l’édition.Dans la première partie, “Figures et fréquences”, il est donc question de l’écriture et de son corollaire, la lecture. Claro, l’écrivain, montre que le mot “littérature” est ambigu puisqu’on en parle aussi bien à propos de Beckett ou de Vollmann qu’à propos de Zeller ou de Gavalda. Qu’on se le dise : lorsque l’on parle d’un livre des uns et d’un livre des autres, il n’y a pas synonymie, mais homonymie. Qu’est-ce qui fait que ces livres n’ont rien de commun entre eux ? Les premiers critères sont énoncés dans “De la littératologie…”, une nouvelle discipline dont le nom est forgé sur un jeu de mot entre “littérature” et “tératologie” (la science des monstres) pour désigner « la discipline plus ou moins aléatoire ayant pour cible-corpus les œuvres de fiction relevant de la monstruosité. » La monstruosité réside d’abord dans la taille du livre. Ce critère est évidemment plus ou moins aléatoire puisqu’il existe des livres aussi mauvais que gros et que de tout petits textes sont quand même de grands textes. Néanmoins, la taille est toujours le reflet d’une ambition monstrueuse, d’un orgueil biblique et le livre lui-même contraint le lecteur à se mettre à la disposition du livre, cannibalise son temps pour l’exclure de la société et de ses impératifs comme le travail ou la famille, etc. La lecture est l’activité la plus antisociale qui soit. Le livre-monstre prend son temps, le sien et celui du lecteur. Le second critère est celui de « l’incorporation d’éléments ordinairement exogènes à la fiction. » Là encore, ce n’est pas toujours le cas. Claro pense évidemment à Thomas Pynchon dont il était le traducteur et auquel il consacre cinq articles dont le très ironique “Sept bonnes raisons de ne pas lire Pynchon”, la cinquième résidant notamment dans le fait que tout le monde se fout des V2 ou du destin d’une ampoule. Avec ce critère, Claro pense sans doute aussi à un autre écrivain qu’il a traduit, William Vollmann. Si, personnellement, j’ai quelques réserves sur l’intérêt de Pynchon (mes camarades du FFC vont encore m’houspiller…), je considère Vollmann comme un très grand écrivain et la manière originale dont Claro aborde son œuvre est un régal. Il ne parle ni du contenu de ses livres, ni de son style, mais de son utilisation hallucinante qui échappe trop souvent au lecteur inattentif des épitaphes (signées Staline ou Hegel, Sade ou Saint Basile, issues de catalogues de vente par correspondance d’armes ou de montres de luxe), des intertitres (plus de deux mille pour dix livres), des notes de bas de page, des glossaires (coréen ou heideggérien), des entrées en matière ou à « antimatière » qui contribuent à faire de ses livres, par ces innombrables prolongements des livres infinis, monstrueux.Vollmann est un grand écrivain parce qu’il est sans cesse confronté à la langue et qu’il ne cesse de se débattre en elle. Son univers foisonne de mots, son être grouille de mots, ce qui le contraint à écrire sans cesse, des livres, des articles dans des journaux ou dans des revues. A cinquante ans, il a déjà écrit douze millions de signes...
Le dernier critère que n’énonce pas Claro, mais qui sous-tend tous les textes ici réunis est la volupté. L’écrivain de génie est la victime d’un monstre : le clavier cannibale. L’écrivain… écrit. Normal, direz-vous, mais non ; un grand écrivain n’est pas un amoureux de la langue, il n’a rien à voir avec ces petits maîtres d’une saison qui écrivent bien le français, qui « delerment », « nothombent » ou « quignardisent », avec ces professeurs de français que l’on nous vend comme représentants d’une illusoire littérature française qui n’a jamais existé, tous les grands livres étant, selon le mot de Proust, écrits dans une sorte de langue étrangère, non, le grand écrivain, dans un corps à corps violent et sensuel avec la langue, tente de la faire jouir. Car ce qui compte, c’est la volupté : « L’écriture naît d’une violence dirigée contre les instances du langage. […] Je ne copine pas avec la langue. Certes, elle n’est pas mon “ennemi déclaré”, pour reprendre une autre expression de Genet, mais elle n’a rien d’un allié. La langue m’emmerde au sens propre du terme. […] Un écrivain n’est pas quelqu’un qui écrit mais quelqu’un qui continue d’écrire, non dans l’espoir de parvenir à quelque au-delà de la langue, mais parce qu’il ne cesse d’éprouver cette violence omniprésente que provoque dans son corps la langue. […] L’écriture n’est pas de l’ordre de la réussite mais de l’échec. »Mais Claro n’est pas seulement romancier, il est aussi traducteur et c’est pourquoi la seconde partie, “Faire et défaire” est consacrée à cette activité. Le traducteur est le mal-aimé des lettres. Généralement considéré comme un simple sous-fifre, son nom ne mérite même pas de figurer sur la couverture des livres qu’il traduit. Il faut dire que la traduction est toujours considérée comme une « dégénérescence » de l’original. La traduction est une sorte de maladie honteuse et c’est sans doute ce qui explique que les éditeurs ne précisent pas non plus sur la couverture qu’il s’agit d’une traduction. Ce mépris fait qu’ils paient les traducteurs au signe, mais certainement pas au signifiant, encore moins au signifié… Pourtant, le traducteur, s’il ne travaille pas seulement sur des best-sellers, a une responsabilité. Dans un précédent article consacré à De la traduction de Ricœur, nous disions que le traducteur est une sorte d’Hermès. Claro, avec ses mots, partage cette idée : « Traduire est un choix. Soit l’on traduit tout ce qui se vend bien outre-frontières, et dans ce cas on aligne pour de bon la position d’éditeur sur celle de “traducteur économique”, soit l’on traduit ce qui manque à notre littérature, ce qui peut la bousculer, la prendre et la retourner, la forcer et la faire hurler. »La notion de responsabilité réside dans le fait que le traducteur explore les manques, les trous (si l’on doit filer la métaphore de l’auteur…) de la littérature nationale et il choisit les livres qui, bien qu’étrangers, vont pénétrer dans notre patrimoine littéraire. En matière de littérature, en effet, il n’y a ni de littérature française ni de littérature étrangère, il n’y a que de la littérature et Faulkner ou Avicenne, aussi bien que Proust font partie de notre patrimoine.Nous avons tendance à négliger les traducteurs non seulement dans leur rôle de passeur, mais aussi dans leur fonction. Ce que nous avons tendance à oublier, c’est que le traducteur n’est pas un simple transcripteur, il est un écrivain à part entière, un « écrivain de sa traduction ». Claro rappelle la phrase d’Emmanuel Hocquard :« Je ne traduis pas : j’écris des traduction. »Les critiques qui sont adressées aux traducteurs, et Claro en est parfois la victime, sont bien illégitimes et ont leur source dans un idéalisme naïf selon lequel une identité parfaite entre une version originale et sa traduction serait possible. En réalité, le traducteur s’engage dans son travail et reprocher, comme je l’ai lu, à Claro de traduire comme il écrit n’a guère de sens puisque c’est reprocher à Claro d’être Claro. Comment Baudelaire aurait-il pu traduire Edgar Poe sans être Baudelaire ? La trahison dont parle le fameux proverbe italien (traduttore traditore) n’existe pas. Entre l’original et sa traduction, il y a, selon les termes de Ricœur, « une équivalence sans identité ». Le traducteur n’est pas un traitre, affirme Claro, il est un faussaire qui fait passer (au double sens du verbe) un faux pour un original. Le traducteur se fait intermédiaire, il offre aux livres qu’il traduit, disait encore le philosophe, « une hospitalité langagière. » Il y a, me semble-t-il, une comparaison à établir entre le métier de traducteur et celui d’historien. Tous les deux sont des passeurs et s’ils tendent vers un maximum d’objectivité dans ce qu’ils retranscrivent, ils ne peuvent faire abstraction de leur propre subjectivité, de leur propre manière de comprendre, de dire, etc. Claro montre d’ailleurs que le principal travail du traducteur, le plus difficile et le plus long, n’est pas la traduction elle-même, mais tout le travail préalable d’immersion dans l’univers de celui que l’on va traduire. Il montre ainsi que s’il a tant aimé traduire Agape agape de Gaddis, c’est surtout grâce à toutes les lectures qui a dû faire – Bernhard, Freud, Huizinga, Platon, Dodds ou Benjamin – pour être sûr de le comprendre. Dans la dernière partie, “Fabrique”, Claro qui est aussi directeur de collection (Lot 49 du Cherche-Midi), traite du sujet de l’édition et de tout ce qui gravite autour, les prix, etc. Le seul mal dont souffre la littérature, qu’elle soit française ou non, est de la logique économique du monde de l’édition. Bien entendu, il serait naïf de faire totalement abstraction du facteur économique, mais le système irait bien mieux si celui-ci était moins prédominant. Pour nous faire comprendre qu’une autre manière de faire de l’édition est possible, Claro s’appuie sur des exemples : Soft Skull aux Etats-Unis ou Minimum fax en Italie. Cette maison d’édition fondée en 1993 qui publie des écrivains italiens, russes, etc. a dans son catalogue tout ce qui se fait de mieux en matière de littérature américaine contemporaine, de David Foster Wallace à Donald Antrim pour les moins connus en France, de Ginsberg à Bukowski pour les plus connus. Mais l’exemple le plus frappant que prend Claro est celui de Fiction Collective 2, une maison d’édition américaine à but non lucratif fondée en 1973. En réaction à l’esprit marchand, comptable des grands éditeurs, ils ont décidé de faire de l’intérêt littéraire le seul critère de publication. Ont été publiés chez eux : Russell Banks, Raymond Federman et bien d’autres encore dont les noms nous sont inconnus parce qu’ils ne sont pas traduits en France. Pourquoi le seraient-ils d’ailleurs ? Claro dénonce. Les éditeurs français ne s’intéressent à un livre étranger que s’il leur est recommandé par un agent à cause de ses ventes dans son pays d’origine. Le but est alors de faire un coup, de l’éditer avant qu’un autre éditeur ne le fasse… Ce système est d’autant plus aberrant que les livres américains qui se sont le mieux vendus en France n’ont bien souvent connu aucun succès de l’autre côté de l’Atlantique. Avec cette manière de faire, personne n’aurait édité Bukowski. C’est la littérature qui fait les frais de ce système. Les éditeurs ne parlent d’ailleurs plus de littérature, mais de livres ; un objet de consommation comme un autre. Le règne du chiffre fait que les éditeurs ont leurs poulains pour lesquels ils mettent en place un marketing digne d’entreprises produisant des biens de consommation ordinaire. On nous vend des slogans vides de sens : « le Balzac moderne » ou « le Céline pop ». C’est la marchandisation du livre dont les grands moments sont les rentrées littéraires et les distributions de prix récompensant une œuvre la plupart du temps aussi médiocre que celle de l’année précédente. Bien entendu, cela ne concerne pas tous les éditeurs. Il existe, en France comme ailleurs, de petits éditeurs qui font un boulot des plus intéressants et on peut remercier Claro de nous avoir fait découvrir dans sa collection ne serait-ce que William Gass, David Markson, Brian Evenson ou Richard Powers.Écrivain, traducteur et éditeur, Claro sait de quoi il parle et sait en parler. Pour aborder tous ces sujets, pour parler d’auteurs que je n’ai pas évoqués ici (Samuel Beckett ou Dennis Cooper), Claro joue avec les mots. Il leur livre un véritable corps à corps qui le pousse parfois à abuser peut-être un peu trop de métaphores sexuelles. Il n’empêche que Le Clavier Cannibale est un livre que l’on lit avec autant de plaisir que d’intérêt.