Pendant près de quatre ans, ils vont terroriser le pays et éliminer 1,7 millions de personnes, soit près du tiers de sa population. L'élimination ne sera interrompue qu'en janvier 1979, quand ils seront chassés du pouvoir par l'armée vietnamienne.
Les personnes à éliminer sont celles que l'Angkar, le parti des Khmers rouges, appelle le nouveau peuple.
L'ancien peuple est celui des campagnes, composé de nombreux illettrés, c'est-à-dire de ceux qui adhèrent le mieux au marxisme, comme le dit à l'auteur Duch, le secrétaire général du parti.
Ceux qui sont à éliminer sont les capitalistes, les féodaux, les fonctionnaires, les classes moyennes, les intellectuels, les professeurs, les étudiants. Pourquoi ? Parce que ce sont des ennemis, pas des hommes, autrement dit des déchets qu'il faut traiter, puis détruire.
Rithy Panh, qui a treize ans en 1975, en tant que fils du chef de cabinet du ministère cambodgien de l'éducation, fait évidemment partie de ce nouveau peuple à éliminer parce que dangereux, différent, toxique. Duch énonce l'axiome cynique qui s'applique à ce peuple :
"A te garder, on ne gagne rien. A t'éliminer, on ne perd rien."
Que cherche à faire Rithy Panh en écrivant ce livre ? Il veut donner la connaissance, transmettre, et, pour cela, comprendre - notamment la nature du crime -, expliquer, se souvenir. Dans ce but il donne la parole au tortionnaire en chef, Duch, responsable de la police politique de l'Angkar. Il l'a rencontré au moment de son procès, lui a parlé, l'a filmé, l'a photographié, a échangé avec lui.
Parallèlement il nous raconte les quatre ans qu'il a vécus sous le contrôle khmer des corps et des esprits et ne nous épargne aucun des crimes cruels auxquels il a assisté. Le silence, n'est-ce pas ce qui blesse ? Il ne peut ainsi taire les prises de sang forcées et massives, qui vident entièrement les corps, les vivisections, les enfants assassinés, les corps violés, affamés ou détruits, pour finalement servir d'engrais à des plantations.
Rithy Panh ne nous épargne pas les détails les plus infimes, parce qu'il veut que la vérité soit "établie et documentée". Son combat est "de tout vérifier, une fois, dix fois, cent fois ; de ne jamais renoncer à écouter". Alors il peut commencer à expliquer :
"Derrière ces crimes, il y a une petite poignée d'intellectuels ; une idéologie puissante; une organisation sans faille ; une obsession du contrôle, et donc du secret ; un mépris total de l'individu ; un recours absolu à la mort. Oui, il y a un projet humain."
A l'extérieur du pays ce régime criminel a bénéficié d'une tout autre image, celle "d'un monde idéal, égalitaire, solidaire, novateur". Les idiots utiles ont été abusés, les idéologues se sont laissé abuser, les complices, nombreux dans les médias de l'époque, ont répercuté sans vergogne cette image d'Epinal.
La figure du révolutionnaire telle que Duch la dessine est celle d'un technicien, qui acquiert, par la pratique, un savoir-faire dont la société de classe l'a privé. Il est un instrument, une machine. Il pratique l'idéologie qui commande. Lui-même, Duch, pour se défendre, dit continûment qu'il "n'est qu'un rouage entre les décideurs politiques et les exécutants des basses oeuvres."
Rithy Panh aimerait que Duch se comporte en homme, parce qu'il est un homme. Il aimerait qu'il soit "rendu à l'humanité par la parole". Car "Duch n'est pas un monstre ou un bourreau fascinant. Duch n'est pas un criminel ordinaire. Duch est un homme qui pense. Il est un des responsables de l'extermination".
Seulement Duch ne joue pas le jeu en ne reconnaissant pas "dans le détail ce qu'il a fait ou fait faire pendant des années". Cela "l'empêche de cheminer vers la communauté humaine". Ce déni se traduira par la demande de relaxe qu'il adressera lors de son procès...
Rithy Panh est un rescapé de l'enfer :
"Ma chance a été d'être entre deux âges ; j'avais la lâcheté d'un enfant ; et la résistance d'un adulte."
Il croit "à l'universalité du crime khmer rouge, de même que les Khmers rouges ont cru à l'universalité de leur utopie".
C'est pourquoi, aussi, avec l'aide de Christophe Bataille, il a écrit ce livre.
C'est pourquoi, également, il faut le lire, pour notre édification.
Francis Richard
L'élimination, de Rithy Panh, avec Christophe Bataille, chez Grasset ici