Editions Gallimard "Du monde entier", 2007
Dernièrement, je vous avais parlé de Ballades pour John Henry, le
deuxième roman fleuve de Colson Whitehead ; avec ce dernier opus, Whitehead s'affirme sans doute comme l'un des écrivains les plus critiques de la société de consommation actuelle. Ce
dernier roman gagne en précision, en clarté et donc en efficacité.
Au coeur du récit, encore un thème brillant d'originalité : le personnage principal, un afro-américain, est un "consultant en nomenclature" : il est chargé par la société de publicité qui
l'emploie de trouver des noms clinquants aux produits pour qu'ils se vendent !
Il s'est imposé dans le métier en inventant le sparadrap multiculturel Apex, un sparadrap multiculturel de la même couleur que la peau du blessé : un bon moyen d'oublier sa
blessure et son origine ethnique !
Mais Apex lui a joué des tours : après s'être cogné l'orteil, il le protège du prestigieux Apex mais ce dernier produit une réaction chimique ! Depuis, il boîte...
Après quelques mois sabbatiques, notre consultant est recontacté par sa boîte pour être dépéché dans une petite bourgade américaine provinciale, baptisée Winthrop. Mais un investisseur a
colonisé les lieux et depuis la petite ville est en plein essor économique si bien que l'on veut la renommer New Prospera. Cela fait quand même plus marketing et ce nouveau nom est susceptible
d'attirer les jeunes et les cadres dynamiques ! Mais voila que le maire noir et le descendant de Winthrop ne sont pas d'accord. Le consultant est chargé d'aller sur les lieux, d'arbitrer
ce conflit...et de donner raison à l'investisseur. New Prospera fait vendre !
Mais notre consultant perd bien vite ses certitudes car derrière les démarches commerciales destinées à faire la publicité de la ville, se cache un conflit entre le maire noir de la ville,
descendante des fondateurs de la ville fondée par des esclaves libérés et le descendant de l'ancêtre Winthrop, un magnat local du barbelé qui avait assuré jadis la prospérité de la
ville.
Le descendant de Winthrop, Madame La Maire et l'investisseur s'opposent sur le nom à donner...et le consultant découvre le passé occulté de la bourgade. A travers l'histoire de la ville, le
consultant dévoile le mal, le secret bien gardé, que l'on voudrait cacher comme Apex cache une blessure, comme un beau mot cache la vérité, la nature de la chose, comme la
publicité cache la vérité des produits...
En plus d'une satire acerbe sur le monde de la publicité et de la société de consommation, Whitehead nous livre une belle réflexion sur la nature du langage qui camoufle la nature des choses et
des gens. C'est un instrument de manipulation au service des idéologies.
A travers une intrigue extrèmement divertissante, l'auteur dévoile également une partie cachée de l'Histoire de l'Amérique, celle des esclaves noirs.
L'ensemble du récit fonctionne sur un manichéisme vérité/mensonge : tout comme l'histoire véritable du nom de la ville est occultée, le pansement Apex occulte la blessure et le langage occulte
également la nature des choses.
Whitehead est aussi maître dans l'art du suspense : le consultant enquête sur l'histoire cachée de la ville et l'on découvre peu à peu le secret de sa blessure.
C'est drôle, c'est cinglant, c'est intelligent . Du grand art !
"Un nom qui toucherait au coeur de la chose : voila qui serait miraculeux. Mais jamais il ne toucherait au coeur de la chose, il se bornait à coller un pansement
dessus pour contenir le pus. Quel est le mot, se demanda-t-il, qui désigne cette chose fuyante ? Il l'avait sur le bout de la langue. Quel est le nom qui désigne ce qui reste toujours hors de
notre portée ? Comment appelle-t-on ce qui nous échappe ?"
Réponse à la fin du livre !
Magazine Culture
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