L'École de Guerre transmet aujourd'hui aux lecteurs de TB un texte particulier sur sa forme. Nous retrouvons ici la narration qui tranche agréablement avec les textes habituels d'analyse. Cette courte nouvelle, écrite par un stagiaire, devrait ultérieurement s'insérer dans un recueil.
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La brise de la nuit parcourait les flancs de la vallée. Elle régnait encore tant que les rayons du soleil, qui rosissaient déjà les sommets, ne viendraient pas attiser de leurs feux les murs de terre sèche. Comme une caresse sur nos joues, elle était cette douceur que l'on ne connaît plus depuis quelques mois. Ô combien nous manque-t-elle cette douceur, cette parole douce d'une femme qui murmurait à nos oreilles, avant notre départ. Cette oreille qui écoutait nos exploits, nos désirs, nos déceptions et nos fiertés. Désormais, nos pensées, nos impressions, nous les gardons pour nous ; ce matin, je les confie à la brise... C'est étonnant comme les sentiments se retrouvent comme gommés, après des mois d'opérations. L’absence de la famille ne se fait plus cruel. Nous ne sommes jamais totalement heureux ou satisfaits ; nous ne sommes jamais totalement déçus ou affectés. Même la peur n'est plus aussi intense. Elle est toujours là, mais bien cachée, oubliée, toujours prête à se rappeler un peu, lorsque l'on franchit un passage qui porte encore les stigmates de la déflagration d'un "engin explosif"... Les ordres, les tâches de chacun, l'observation minutieuse l'oblige à se carapater à nouveau pour se faire oublier.
Cela fait trois jours que nous parcourons cette partie d'une vallée où les insurgés circulent habituellement avec tant d'aisance. Usant de stratagèmes pour se fondre dans ce labyrinthe de murets de terre et de bâtisses insondables, ils sont aidés par une végétation qui cache l'origine des coups qu'ils tentent de nous porter. Le départ du poste, de la "FOB" (1) - terme incompréhensible pour le commun des mortels et si familier pour nous qu'il est en devenu un mot -, ce départ nous semble dater d'une éternité. Il s'est passé tant de choses depuis. Tant de longues minutes à écouter d'où viennent les coups. Tant de courts instants à voir jaillir ces petits panaches de poussière que forment les impacts de balles sur le sol, les murs ou les talus. Le bruit, les ordres, la radio, les détonations, le bruit toujours, assourdissant qui fait trembler jusqu'au coeur lorsque les avions de chasse font leurs "passages bas"...
Mais ce matin, tout semble neuf. La poussière de la veille est retombée, la brise se réchauffe. Le soleil atteint nos bâtisses closes aux murs infranchissables. Les branches des arbres viennent reproduire sur les murs un enchevêtrement d'ombres et de lumière qui ne cessera d'évoluer au cours de la journée. En regardant ce jeu de lumière sur ces façades de terre, j'ai vu ce petit visage apparaître. Dépassant d'un muret, il devait m'observer depuis un moment. Lorsque nos regards se sont croisés. Il est resté là, immobile, continuant à me dévisager, poussé par la curiosité, mais protégé par ce mur. Il me semblait qu'un simple geste l'aurait fait fuir, comme lorsque l'on observe un petit oiseau, qui au premier mouvement prend son envol. J’ai pensé qu'un sourire briserait sa méfiance. Elle se lisait dans ces yeux clairs, vifs et pétillants. Des yeux qui mettaient un peu de vie dans cet environnement immobile et terne.
J'étais assis sur une sorte de dalle de pierre. Lui, de ses deux yeux d'un vert pâle, me fixait toujours. Il se cachait derrière ce muret de pierre et moi je l'étais derrière mon accoutrement, mon casque, mes chargeurs, mon gilet pare-balle. Lui n'avait certainement rien d'autre qu'un gilet de mauvais tissus. Et… il s'est approché. Ce devait être le plus téméraire de la famille. Lentement, mais sans hésiter, il s'est approché de moi. Il semblait prendre cela comme un défi. Je ne sais qui a tendu le premier la main, mais il a répondu à mon sourire.
Les soldats ont toujours quelques sucreries sur eux, qui coupent la faim et permettent de tenir si la pause se fait attendre. Mais là, je n'avais rien à lui donner. Je n'avais rien d'autre que mon sourire. Il ne m'a rien demandé, il a juste posé sa main dans la mienne. Tout en souriant gentiment, il a semblé comparer la taille de nos mains.
Nous étions là, dans la fraîcheur du lever du jour, à la lisière d'un village perdu au coeur d’une vallée d'Asie et je vivais un instant unique, paisible. Pourquoi moi ?... Mes hommes aux alentours ne disaient rien. Etait-ce pour ne pas rompre la magie de cet instant éphémère, ou parce qu'ils étaient encore engourdis par le sommeil ou bien déjà aux aguets car les premières lueurs du jour sont souvent mises à profit par l'insurgé ?
J'aurai voulu lui dire : " ton pays est si beau sans artifices", mais il n'aurait rien compris. Son pays c'est son village, son horizon, les massifs qui l'entourent. Et les artifices, c'est difficile à expliquer en Pashtoun ou en Dari. "Salam alekoum" (bonjour), "Tchoutour asti ?" (Comment vas-tu ?), "Hawa garbas" (il fait beau), je me risquais à quelques mots pour rompre ce silence dont je craignais qu'il entraîne à la longue, le départ de ce jeune visiteur. Un rire d'enfant fut sa réponse, un rire offert, sans masque, seule réponse sérieuse à un interlocuteur qui s'essayait à articuler quelques mots à l'accent bien maladroit.
Il m'a alors quitté précipitamment pour revenir à peine trente secondes plus tard de derrière ce muret si mystérieux, avec une galette, ce pain sans levain qui accompagne chaque repas. Il me l'a tendue. Moi qui espérais lui donner une friandise. C'est lui qui venait avec un petit déjeuner presque complet ! Il m'a regardé de ses yeux rieurs, puis il a disparu à nouveau. Je regardais le légionnaire le plus proche, qui avait suivi la scène. Il semblait amusé par ces allers et retours. Je pensais d'ailleurs qu'il n'y aurait pas de retour et m'apprêtais à rejoindre le reste de la section pour partager cette galette encore chaude. Mais le petit bonhomme revint, semblant jouer à l'équilibriste sur les quelques marches irrégulières qui descendaient de ce qui devait être la cour de sa maison. Il tenait serrée entre ses deux petites mains une sorte de tasse en métal qu'il ne quittait pas des yeux. Arrivé à ma hauteur, les yeux pétillants, il m'a tendu cette tasse de chaï, de thé fumant... le reste du petit déjeuner. Outre le plus téméraire, ce devait être le plus généreux de la famille. Il s'est assis fièrement à côté de moi. Je me trouvais bien maladroit à côté de mon jeune ami avec mon arme sur les genoux, ma tasse de thé dans une main et le reste de galette que je venais de partager avec mes plus proches voisins. Ce fut je pense un des petits déjeuners les plus magiques que j'ai jamais appréciés, un petit déjeuner d'ermite, d'ascète. Pas de fioritures.
Mais un appel a rompu le silence, le petit prince est reparti avec autant d'empressement, emportant son sourire. Une jeune femme élancée, enveloppée de son voile bleu se tenait à bonne distance et venait vraisemblablement de rappeler ce compagnon de quelques instants...
Les détonations m'ont semblé venir d'un autre monde, ce ne pouvait être celui de ce Petit Prince. La tasse de fer blanc est tombée, la dalle de pierre est vite devenue le seul abri envisageable. On ne voyait rien, les tirs provenaient d'en contre bas, de l'autre côté d'un wadi asséché. Les feuillages proches ne permettaient pas de voir loin, en revanche ceux d'en face, eux, nous situaient parfaitement car les tirs se faisaient de plus en plus précis. Le groupe en surveillance posté de ce côté du lit sans vie de ce cours d'eau, n'avait manifestement rien vu arriver. Il faut se fait entendre, je donne quelques ordres de déploiement, un axe d'observation, des secteurs. Ma position n'est pas aisée, je suis coincé derrière ma dalle de pierre qui me protège tout juste et qui est surtout trop loin des murs salvateurs de la bâtisse la plus proche. Je suis furieux d'être ainsi coincé.
Les impacts, la poussière viennent obscurcir le jeu de lumière des branchages sur les murs et briser l'harmonie d'un matin calme. Les morceaux de murs s'effritent. Les pierres éclatent. La haine se déchaîne, sature l'espace. Je me lance pour rejoindre le muret à quelques mètres de mon abri sommaire. Une explosion… je pense : "une roquette sûrement, ils ne tireront pas au mortier sur un village", les éclats sifflent, une brûlure, le sol se rapproche, je suis à terre. "Il est touché !" Un de mes légionnaires doit être blessé… Machinalement je touche mon épaule qui me brûle, mon treillis glisse, du sang, il faut s'occuper de l'autre... un froid glacial m'envahit. Est-ce ainsi que l'on meurt ? Plus de force, la terre me semble si reposante, je...
- "S'il te plaît... dessine-moi un mouton ?"
- J'ai sauté sur mes pieds comme si j'avais été frappé par la foudre. J'ai bien frotté les yeux. J'ai bien regardé. Et j'ai vu mon petit bonhomme tout à fait extraordinaire qui me considérait gravement. "Est-ce bien le moment" lui dis-je, en le poussant à l'abri derrière le muret.
- "Est-ce bien le moment", les grandes personnes disent toujours cela parce qu'elles n'ont jamais le temps..." me répond-t-il avec une moue mêlée d'audace.
- "Bien, assieds-toi là au pied du mur. Veux-tu un mouton de chez moi, ou un mouton d'ici, car les nôtres sont beaucoup plus frisés !"
- "Pourquoi veux-tu tout compliquer ? Un mouton c'est un mouton ! Vous rendez tout compliqué, vous les adultes !"
Alors, je me suis appliqué à dessiner de mon index dans la poussière grise du sol, un mouton qui souriait ; un peu haut sur patte peut-être.
- "Il est drôle ton mouton ; ils sourient tous comme cela chez toi ?"
- "C'est une bonne question" pensais-je, les moutons sourient-ils ?... et pourquoi pas ?... "Oui certainement" lui dis-je.
- "Tu as des enfants ?"
- "Oui, ils sont en France, ils m'attendent".
- "Moi aussi j'attends. Mon papa est parti, mais il ne me dessine pas de moutons, il est parti là-bas...", et ce faisant, il me montre le fond de la vallée qui se perd vers l'Est, où l'on distingue encore les derniers sommets enneigés. "Il est parti en me disant – « ne parle pas aux étrangers, aux envahisseurs, nous sommes les plus durs, nous les ferons fuir ». Tu les as vu, toi, les envahisseurs ?..."
- "Non, je n'en ai pas vu. De qui parlait-il ?..." répondis-je.
- "Et bien, des étrangers sûrement !..."
- "Et tu en as vu des étrangers ?" lui dis-je.
- "Non... et de toute façon, je ne leur parlerais pas..."
- "C'était ta maman, tout à l'heure, qui t'appelait ?"
- "Oui, elle est très belle", tu as aussi une maman ?"
- "Oui, elle est en France et elle m'attend".
- "Moi aussi, elle m'attend. Elle m'attend tout le temps car j'aime grimper au dessus du village, sur la crête là-haut. De là-haut, on voit l'autre vallée et plus loin d'autres belles vallées encore. Je rentre toujours trop tard. Alors, elle reste assise là au pied de la porte et elle m'attend. Elle est belle sous son voile, mais elle est triste".
- "Pourquoi est-elle triste ? Tu as l'air si sage."
- "Ah, toujours ! Je suis toujours sage ! Elle me dit toujours que je suis son fils le plus raisonnable. Elle me dit aussi que je suis son seul fils... Les sœurs, sont toujours moins raisonnables !... Mais peut-être que les moutons ne lui sourient pas. Peut-être qu'elle aimerait monter là-haut voir ces vallées..."
- "Elle n'est jamais montée là-haut ?"
- "Jamais... Jamais une maman n'est montée là-haut. Ça n’est pas permis !
- "Moi", lui dis-je, "je rêverais de monter là-haut avec ma femme, pour lui montrer la beauté des vallées et des montagnes qui vous entourent, ensemble... la main dans la main."
- "...Je n'ai jamais vu mes parents se donner la main... Tu as aussi une femme ?"
- "Oui, elle est en France et elle m'attend".
- "Ah, elle attend aussi... alors essaies d'être à l'heure. Il ne faudrait pas qu'elle soit triste..."
Et nous avons tous les deux tourné la tête vers le pas de la porte. Une femme fine, invisible derrière son voile bleu, s'y tenait debout. Elle portait la main à son visage, une grille de tissus, serrée comme un tamis. Une, deux petites taches plus foncées se sont dessinées sous cette cage de fils. Des larmes peut-être...
Le jeu des branches sur les murs s'est soudain mis à s'animer. Les parcelles de lumière ont pris des teintes aléatoires. Les couleurs extraordinaires se mélangeaient avec harmonie. Les murs de terre brune étaient devenus comme des vitraux. La finesse des reflets s'emparait de ces bâtisses de torchis. L'ambition d'un enfant et les larmes d'une femme avaient brisé un instant le carcan séculaire.
Les couleurs se sont mélangées, tout est subitement devenu flou. Un bruit énorme, des mouvements, des rayons sombres à fréquence régulière, une odeur âcre de carburant, les pales d'un hélicoptère... Impossible de bouger. Des paroles à demi couvertes par le vacarme des turbines…
- "Il revient à lui, il revient à lui ! Mon lieutenant ! Vous m'entendez ? Tout ira bien. On s’en est sortis. Vous partez quelques temps, mais pas d'inquiétude, vous reviendrez, on s'occupe de tout. Votre femme va être heureuse, vous rentrez avant l'heure...
Une femme et un enfant vous demandent à l’entrée du poste, que doit-on leur dire ? "
- "Dites leur que je reviendrai… Dites leur que moi aussi j’aime ma femme et mes enfants, mais que je reviendrai pour eux… En France peu comprendront, car la France aujourd’hui ne rêve plus…"
Chef d’escadron Emmanuel VAUR
École de Guerre - Promotion Maréchal Juin
(1) Forward Operating Base : base fortifiée abritant les unités déployées dans les vallées afghanes.