Peut-on défendre l'imposition à 75% des très hauts revenus?

Publié le 01 mars 2012 par Bernard Girard
François Hollande a supris tout le monde et déchaîné à droite une véritable bronca en annonçant qu'il envisageait de taxer à 75% les revenus annuels supérieurs à 1 million d'euros. C'était sans doute l'objectif tactique et de ce point de vue, ce fut pleinement réussi. La droite qui s'offusquait hier encore des retraites chapeau et des bonus se voit aujourd'hui condamnée à défendre ceux qui les perçoivent et renvoyée au bouclier fiscal et autres mesures en faveur des riches.
Ses principaux arguments, relayés par la presse économique et… les organisations de footballeurs tiennent en quelques mots :
- cette mesure entraînera l'exil fiscal des plus grosses fortunes,
- dans un environnement de concurrence internationale, on ne peut pas faire autrement que les autres (qui ne taxent au plus que de 56% les hautes fortunes),
- le rendement sera faible, tant les hauts revenus ont à leur disposition de solutions pour échapper à l'impôt,
- la morale n'est pas un argument économique
- ces hauts salaires rémunérèrent des compétences et des responsabilités exceptionnelles.
Tous ces arguments ne sont pas faux. Le rendement de cet impôt sera probablement faible et il contribuera sans doute à accélérer un exil fiscal déjà bien engagé. Mais tous ne sont pas justes non plus :
-  la concurrence internationale ne concerne qu'un nombre très limité de professions. Il existe effectivement un marché mondial des sportifs, mais c'est à peu près tout. On connait peu de dirigeants de grandes entreprises allemandes de nationalité française, anglaise ou américaine, on ne connaît de dirigeants d'entreprises italiennes, britanniques ou américaines qui soient français, allemands ou espagnols. Le marché des cadres dirigeants reste étonnamment national.
- rien ne justifie que les compétences ou responsabilités exceptionnelles soient si bien rémunérées. Louis Gallois expliquait l'autre jour qu'il gagnait, comme Président d'EADS, 2, 6 millions d'euros par an, soit dix foix plus que lorsqu'il était Président de la SNCF. A-t-il aujourd'hui dix fois plus de responsabilité et est-il dix fois plus efficace? Bien malin qui pourrait le prouver.
- la morale compte en politique. Surtout dans les périodes de crise où l'on demande à chacun de faire des efforts considérables. Il y a quelques années, Paul Davidson, un économiste post-keynesien, avait montré que c'était dans les Etats américains qui avaient le plus baissé les impôts qu'il y avait le plus de fraude fiscale (in Economics for a Civilized Society, 1996). Bien loin de réduire celle-ci, les baisses d'impôts avaient convaincu les citoyens qu'il n'était pas naturel d'en payer. Plus près de nous, Paul Piff de l'université de Californie a montré, en s'appuyant sur des expériences, que plus on est riche, plus on est à même de tricher : " plus on est riche, dit-il, plus on a  une perception favorable de la cupidité." (Higher social class predicts increased unethical behavior)
Une imposition forte des plus hauts revenus est sans doute le meilleur moyen de lutter contre les inégalités qui se sont développées à mesure que l'on a réduit les impôts, comme le suggère la comparaison de ces deux graphiques qui représentent, le premier, l'évolution du taux marginal d'imposition aux Etats-Unis et le second la montée des inégalités toujours aux Etats-Unis : plus le premier baisse, plus le second progresse :


Ce qui se conçoit intuitivement assez bien : plus l'impôt est élevé sur les hauts revenus, moins il est intéressant d'en percevoir et plus il est tentant de chercher d'autres satisfactions (titres, honneurs…).
Ces revenus très élevés présentent, par ailleurs, plusieurs inconvénients :
- ils entretiennent l'inflation sur le marché de l'immobilier dans les centres ville, comme l'illustre à merveille le cas de Londres, ce qui accentue la ségrégation sociale et complique la vie des moins fortunés qui doivent se loger de plus en plus loin des centres ville où ils travaillent,
- ils favorisent la dégradation des services publics. Les plus riches ne supportent pas les inconvénients de la vie en collectivité. Puisqu'ils en ont les moyens, ils veulent pouvoir y échapper en payant. Qui prend l'avion régulièrement peur le voir sur un exemple insignifiant : les queues pour l'enregistrement. Mais il est d'autres exemples plus inquiétant dans la santé ou l'éducation : les banquiers français installés à Londres voudraient tous mettre leurs enfants au lycée français. Il se trouve que celui-ci ne peut recevoir tout le monde. Etant gratuit, il doit sélectionner les élèves sur des critères du type "enfant ayant commencé ses études en France" qui ne favorisent pas les banquiers installés depuis longtemps qui aimeraient pouvoir acheter leur place au lycée puisqu'ils en ont les moyens et militent donc pour que le lycée devienne payant…
- ils créent et annoncent la création d'une classe de rentiers. Tous les enfants de ces super-riches seront eux aussi très riches et n'auront évidemment pas besoin de travailler. Où est là le mérite? et l'intérêt pour l'économie?
- ils entretiennent les difficultés économiques de nombre d'entreprises. Le cas du football est caractéristique : on sait que beaucoup de clubs de football sont très endettés : les clubs anglais cumulent une dette de près de 4 milliards d’euros, l’Espagne flirte avec la barre du milliard d’euros, et l’Italie s’approche du demi milliard,  ils le seraient certainement moins s'ils payaient de manière plus raisonnable leurs joueurs.
Enfin, ces inégalités sont prometteuses de turbulences sociales dans des périodes de très forte tension budgétaire. Or, on sait, depuis les travaux de Ponticelli et Voth (Austerity and Anarchy : Budget Cuts and Social Unrest in Europe, 1919-2008) que les périodes de coupes budgétaires sont associées à des moments de forte turbulence sociale.
Pour tous ces motifs, cette mesure est bonne. Son principal inconvénient est l'exil fiscal. Mais n'est-il pas déjà réalisé pour les plus grosses fortunes? Et ne serait-il pas temps de faire preuve d'un peu moins de complaisance avec tous ces sportifs, chanteurs et autres vedettes qui doivent leur carrière à la France et qui trouvent bon de s'installer en Suisse, à Monaco ou ailleurs?