Si tu cherches la pluie, elle vient d'en haut est le deuxième roman de Yahia Belaskri, après Le Bus dans la ville, que j'avais lu avec plaisir, mais Si tu cherches la pluie... est d'une tout autre facture, je veux dire qu'il entraîne le lecteur vers des hauteurs plus vertigineuses, il vous étreint d'une manière plus saisissante, vous imprime dans l'âme les blessures des personnages qui, malheureusement, ne sont pas des cas particuliers, des cas uniques, au contraire, ils disent la souffrance quotidienne de milliers d'êtres, dans ces pays où l'espoir est une chimère. Souffrance donc qui constitue l'ordinaire de beaucoup d'individus, mais racontée d'une manière extraordinairement poignante. On retrouve dans ce roman la thématique qui tapisse Le bus dans la ville : le dégoût inspiré par une ville qui asphyxie les talents, qui désespère sa jeunesse, qui la conduit délibérément au bord du gouffre : que faire ? Comment s'en sortir ?
Au début pourtant Déhia, personnage central du roman, reste courageusement positive, face à cette ville, "sa" ville, qui se défigure, devient méconnaissable :
"Même sous la pluie ou le déluge, elle l'aimait, exubérante, indisciplinée, une ville à flanc de colline qui s'échoue dans la mer. [...] Une ville de soleil, aujourd'hui aveuglée par les trombes d'eau qui viennent d'en haut, du ciel furieux et déchaîné." (page 12)
Difficile, au début du roman, de ne pas entendre en écho le poème "Il pleure dans mon coeur" de Paul Verlaine, dont le premier quatrain est connu de tous :
Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?
En effet, une pluie abondante se répand sur la ville et charrie avec elle la désolation : "Il pleut. Sur la ville et ses habitants, sur les maisons et les voitures. Il pleut partout, même dans le coeur des hommes." (page 20) Comme dans les textes sacrés, ce déluge a tout l'air d'être l'expression de la colère, sinon la tristesse du ciel : c'est "comme si le ciel blessé pleurait" (page 36). Pourquoi donc pleure-t-il ?
C'est que la méchanceté de l'homme est à son comble dans cette ville qui n'est pas nommée, mais qui est clairement musulmane, maghrébine. Pendant que s'abat cette pluie diluvienne, sous un toit se célèbre l'amour, sous un autre s'invite la mort. Non, elle ne s'invite pas, elle est convoquée par ceux-là mêmes qui devaient être les plus aimants. En l'espace d'une nuit, la vie de Déhia bascule. Elle est jeune, elle est belle, elle est professeur à l'Université, elle aime et est aimée, elle tient bon sur la corde malmenée de ses principes, mais en une nuit, tout chavire.
Tous ceux qui ont des principes dans ce pays, ceux qui s'accrochent à l'honnêteté, qui voient le mérite comme une bouée de sauvetage sont condamnés. Condamnés à la mort, physique ou morale, condamnés à l'exil. Il n'y a que deux voies possibles dans cette ville où l'on s'enlise rapidement "qui dans la corruption, qui dans la médiocrité" (page 38).
Comme Déhia, Adel, son mari, cadre dans une entreprise, avait tenté de faire vivre ses convictions, en vain. Tous deux, chacun de son côté, dut obéir à cette injonction d'un père désabusé : "Partez ! Partez ! Quittez ce pays ! Il ne vous mérite pas. Il n'a pas de place pour vous." (page 37) Déhia, Adel se retrouvent de l'autre côté de la mer, en Occident. C'est là qu'ils prennent un nouveau départ. C'est là qu'ils reconstruisent une vie à peu près normale, s'offrant des vacances dans un lieu touristique qu'on identifie aisément comme étant l'Italie, pays des "amphithéâtres et des temples" (page 7), "botte de terre qui se jette dans la mer" (page 121) etc. Mais là aussi va les rattraper le passé.
Badil, lui, le frère d'Adel, ne demandait qu'à être. Ni qualification ni rien, il ne prétendait qu'à un coin où dormir, à avoir chaque jour quelque chose dans le ventre, mais la vie le pousse dans un tunnel effroyable. Son itinéraire fait penser, au début, aux héros de Victor Hugo, Jean Valjean ou Claude Gueux, que la misère conduit en prison. Quel homme peut sourire à la vie, au sortir de là ? Badil y connaît le calvaire, pourtant, il s'accroche à la vie, à l'espoir d'une renaissance. Mais la vie s'acharne sur lui avec application. Pour lui aussi, sa ville devient une "ville maudite", "ville de malheur" (page 107)
D'autres destins sont présentés dans le roman. Furtivement, mais suffisamment pour laisser entrevoir l'ampleur de leur misère, la violence qui les a marqués au fer rouge. Mais ces personnages sont forts de leur volonté de s'en sortir, ils tentent de se soustraire au poids de la fatalité qui menace de les écraser, même si, comme dans les tragédies grecques, l'issue ne peut être que fatale.
Les mots qui me viennent à l'esprit pour terminer ce billet sont ceux de Sony Labou Tansi, tirés de son roman La vie et demie :
"La solitude. La solitude. La plus grande réalité de l’homme c’est la solitude. [...] Tu es seul en toi. Tu viens seul, tu bouges seul, tu iras seul."
Cette réalité-là crève les yeux du lecteur dans Si tu cherches la pluie..., elle décrit parfaitement la vie de Badil en particulier, lui qui était pourtant issu d'une famille nombreuse.
On referme le roman bouleversé.
Lire aussi les critiques de Gangoueus et Alain Mabanckou.
Yahia Belaskri, Si tu cherches la pluie, elle vient d'en haut, Editions Vents d'ailleurs, 2010, 128 pages.
Le roman a reçu le Prix Ouest-France Etonnants Voyageurs 2011.