En janvier dernier a paru le dernier recueil de nouvelles d’Annie Saumont (Le Tapis de salon, Julliard). Dans la veine d’écriture qu’elle affirme depuis quarante ans, elle nous gratifie encore une fois d’un ouvrage dont elle a le secret. Mais, avant toute chose, qu’est-ce que l’art d’Annie Saumont ? C’est une littérature qui jure de toute évidence avec la figure de son auteur. La petite femme aux 84 printemps qui s’appuie sur sa canne pour se déplacer, qui sourit avec timidité et bienveillance, n’est visiblement pas raccord avec son univers fictionnel, fait de blessures secrètes, de tragédies quotidiennes, de violences multiples qui s’expriment par des phrases ciselées, osseuses et tranchantes. On en viendrait presque à penser qu’un ado turbulent a fait de ce corps frêle son terrain de jeu, qu’Annie Saumont est possédée par la malignité d’un Brasse-Bouillon, par la malice d’Oskar Schell (l’enfant d’Extrêmement fort et incroyablement près de Jonathan Safran Foer) ou par la vivacité d’esprit de la petite Jeanne (la fillette hyperacousique d’Entre les bruits de Belinda Cannone). Oui, plus les années pèsent sur les épaules d’Annie Saumont, plus elle semble en mesure de parler de l’enfance, d’insister sur les émotions juvéniles, d’esquisser une atmosphère propre à nos jeunes années. Les textes sont alors ponctués de néologismes (comme ce magnifique « Boloss ») et de tournures orales qui leur offrent un dynamisme singulier mais néanmoins puissant.
Ces textes, justement, sont érigées comme de véritables sculptures langagières, où chaque mot, pesé, travaillé, peut prendre sa pleine mesure et ainsi avoir une incidence sur le rythme (et sur le sens) de la nouvelle dans son intégralité. C’est l’apanage d’une efficacité obtenue par la brièveté. Une magie formelle qu’on oublie trop souvent dès lors qu’est évoqué le genre de la nouvelle. Elle est un espace où l’histoire est effleurée et, parfois, juste suggérée, laissant alors toute la place à la narration, à la poésie de la langue et à la psychologie des personnages. Pour certains, elle est le parent pauvre du roman ou son incontournable antichambre ; pour d’autres, elle est le moyen d’en extraire le suc le plus littéraire et se place au-delà des thèmes et des sujets qu’un long récit prend le temps de déployer. La nouvelle d’Annie Saumont est quant à elle faite de trous et exprime de manière sensible des vides. Paradoxalement toutefois, elle joue d’une grande densité et laisse la parole à tout un panel de personnages. Car pour elle, la nouvelle n’est pas qu’un phénomène de langage : elle met en scène des caractères, souvent complexes, qui occupent un milieu indéterminé entre le monde normé et épique des héros et l’image d’un anti-héros au centre d’une tragédie contemporaine (un peu à la façon des personnages de Giraudoux ou d’Anouilh, mais aussi de quelques protagonistes de séries télévisées, tels que Walter White de Breaking bad ou Dexter). La brièveté de la forme permet, en outre, d’éviter l’écueil béant du pathos, lui qui est pourtant appelé par des situations dramatiques ou violentes, mais aussi à l’auteur de s’effacer derrières les bons mots ou les monologues intérieurs de ses personnages. A cet instant, l’image de la gentille grand-mère s’accorde parfaitement avec la pudeur immanente au recueil. Mais quand on en revient à la brutalité qui s’exprime dans ces pages, on comprend à quel point Annie Saumont ne cherche pas nécessairement à donner une entière définition à son écriture. Les sportifs appellent cela l’art du contre-pied.
Le refus d’être totalement raccord est aussi un peu en jeu dans le dernier point que je voudrais soulever. Parlant de la nouvelle, la théorie littéraire s’est souvent interrogée sur la forme du recueil et sur sa capacité à transformer un amas de textes en un livre censé et organisé. Annie Saumont, quant à elle, ne semble pas vouloir prendre en compte tant de facticités critiques. Elle ne cherche pas à lier ses textes, mais donne l’impression au contraire de désirer les voir mutuellement se rejeter. Les trois « tapis du salon » qui jalonnent l’ouvrage ne sont que des variations sur un thème et sur une image, qui mènent à leur façon vers des situations diégétiques, narratives et stylistiques parfaitement distinguées. Nous sommes bien loin d’une architecture secrète qui se révèlerait une fois le livre terminé, qui se serait construite entre les lignes et entre les textes. Nous ne sommes pas dans la poésie du blanc de la page, mais dans celui du mot qui la noircit. Chaque texte émerge dans sa plus pure autonomie, il colore l’ouvrage de ses spécificités, crie ses sonorités propres sans prendre en compte les oreilles de la nouvelle voisine. Au lecteur alors de s’immiscer et d’investir chaque note, chaque mot ou phrase. Seul le réceptacle qu’il porte vient faire office de structure.
A condition, bien sûr, qu’il accepte de jouer le jeu d’une œuvre qui refuse toute filiation avec le roman.