Une certaine catégorie d'amateurs d'art visite les musées en se réjouissant de n'avoir comme seul savoir ce que l'oeil perçoit au fil des différentes salles. Une appropriation brute, se défendant de toute idée reçue, vierge d'un discours préalable. Il m'amuse de penser que ces personnes la se trompent.
Certes, depuis l'apparition des muséees il y a à peine plus d'un siècle, l'agencement des oeuvres s'est progressivement dirigé vers une neutralité - si possible scientifique. Toutefois, il existe bien un point de friction ou les choix des conservateurs (dans l'enchaînement des périodes, des mouvements, ou dans le rapprochement entre différentes oeuvres) se doit d'obéir à un raisonnement critique. Déambuler dans un musée n'est donc pas une opération neutre en soi, le visiteur peut s'y perdre sans pour autant que l'endroit ou se pose son regard soit le fruit du hasard.
Ce que je veux expliquer ici, c'est que la pratique de l'histoire de l'art est loin de se limiter aux textes et aux discours sur les images. Le musée est en soi une forme de sa pratique, car il créée une structure de représentation, ou la position des tableaux est issu d'un discours réfléchi sur les œuvres d'art. Ici, la formule de Hans Belting, selon laquelle "l'histoire de l'art nous fait voir l'art" prend alors tout son sens.
Ce regard rétrospectif sur la manière de voir l'art, l'histoire des musées, des transits de collections ou même l'histoire du goût, a longuement occupé le champ de recherche de l'anglais Francis Haskell, mort en 2001. Il est un des pionniers de cette forme de pratique - sous l'impulsion des très anglo-saxonnes cultural studies - qui décentre son regard: les œuvres ne sont plus que des prétextes à l'éclaircissement d'une ambiance culturelle. Plus que les formes, ce sont ici les valeurs détournées des oeuvres qui nous content l'histoire des idées.
Dans La Norme et le Caprice (Flammarion, 1986), Haskell, avec en toile de fond l'Angleterre du XIXè siècle, essaye d'expliquer le pourquoi des goûts artistiques communs, et à l'inverse tout à fait symétriquement, raconte les étonnants parcours de ces amateurs et marchands ayant emprunté le chemin du goût à contre sens - pour enfin établir de nouvelles normes.
Parmi mes ouvrages préférés, De l'art et du goût, jadis et naguère (Gallimard, 1989), un ensemble d'articles - car Haskell fonctionne par articles, rassemblés ensuite dans ses livres d'une manière incroyablement cohérente - aux sujets très différents: Khalil-Bey, l'acheteur de l'Orginie du monde ses aventures rocambolesques dans le Paris de 1860, ou encore le cas d'un tableau-victime conservé au Louvre (Apollon et Marsyas) dont l'attribution incertaine est le théâtre d'affrontements idéologiques et d'enjeux de pouvoirs, loin de toute rigueur historique.
Tant d'autres textes, charmants, érudits, qui partent d'anecdotes et finissent par conclure de manière générale et intelligente sur ce que les hommes font de l'art.
Evoquer pour finir Le musée éphémère (Gallimard, 2002), son livre ultime écrit l'année de sa disparition me permet de revenir à mon sujet initial. En retraçant l'histoire des grandes expositions de maîtres anciens, concept qui connaît rapidement un grand succès dans la deuxième moitié du XIXè siècle, Haskell pointe les dérives et les dangers de l'utilisation de notre patrimoine.
Mussolini par exemple, faisant se déplacer peu avant la guerre des œuvres d'arts inestimables en Angleterre pour montrer au monde entier la domination de l'"italianité", alors que le Duce lui-même n'avait strictement aucune culture ni estime envers arts visuels. Dans le même esprit, les éclaircissements de Haskell sur l'enchaînement des expositions en Allemagne, en France, en Belgique et en Hollande autour de 1900 pour se disputer le "coup d'envoi" de la Renaissance européenne.
L'introduction du livre est sans aucun doute le testament le plus anxieux de l'auteur, il y prend une position surprenante mais terriblement bien argumentée contre les expositions temporaires. Outre le danger du transport des œuvres plus que jamais uniques, des dérives commerciales (1), le muselage d'une partie de la recherche par absorption dans ces catalogues volumineux dont la qualité laisse parfois à désirer, il partage sa grande tristesse à la vue de ces rassemblements d'objets magnifiques, rassemblements par essence éphémères. "Mais ces occasions ne sont offertes, comme la robe de bal de Cendrillon, qu'à une seule condition: que leur durée soit strictement limitée. Et s'il est peu convaincant de comparer les foules qui ont fait la queue pour acquérir un billet d'entrée coûteux à Cendrillon, elles partagent avec elle ce supplément d'émotion et cette intensité dans l'observation de qui sait cette expérience magique nécessairement éphémère."
(1) Que donnerais-je pour avoir l'avis de l'auteur sur la politique douteuse entreprise par le Louvre ces deux dernières années...