À la première écoute, une déception. On s’y est habitué. Et il faudrait peut-être que l’on comprenne un jour, qu’on arrête d’attendre un nouveau Nebraska, un nouveau Born to Run… Depuis le temps, on devrait le savoir… Devils and Dust, dernier bon album original en date, m’avait déçu déjà. À la sortie, j’avais fait la fine bouche. Je ne le redécouvrirais et ne le réévaluerais que plus tard. Certes, The Seeger Sessions, c’était remarquable, le disque qu’il devait enregistrer, une évidence, mais ce n’étaient "que" des reprises. Magic, ensuite, c’était du Springsteen classique mais un peu terne, sitôt écouté, sitôt rangé. On attendait toujours un nouvel album du tonneau de The Ghost of Tom Joad. Mais à la place, le pire vint : Working on a Dream, seul album véritablement indigne d’une riche mais inégale discographie, le genre de disque qui fout la honte d’être fan (lire ici). Enfin, il y a un an et demi (pour se faire pardonner WOAD ?), un beau cadeau bizarre en bonus de la somptueuse réédition de Darkness on the Edge of Town : The Promise, un faux nouvel album copieux d’une vingtaine de titres vieux de trente ans d’âge mais finalisés en 2010 seulement (lire ici). Donc, oui, on s’était fait à la déception. Au chaud et froid. On s’était habitué à se dire que ce qui comptait c’était la scène, que les albums n’étaient plus que des prétextes pour entamer une nouvelle tournée. Car c’est sur scène, on le sait, que Springsteen est le meilleur. Depuis toujours. Encore maintenant.
Pourtant, même là, sur scène, en 2012, on attendait autre chose que ce qui fut annoncé il y a quelques semaines. On espérait autre chose qu’une énième tournée avec le E Street Band. En fait, on avait envie que Springsteen revienne en solo, comme il le fit pour les tournées consécutives aux parutions de The Ghost of Tom Joad ou de Devils and Dust. À la limite, même un E Street Band en formation resserrée, un groupe-commando dégraissé des chœurs de Patti Scialfa, des violonnades de Soozie Tyrell et de la guitare souvent superflue de Niels Lofgren, ça nous aurait plu. Mais, paradoxalement, la mort de l’irremplaçable Clarence Clemons (après celle de Danny Federici en 2008) a peut-être imposé au E Street Band de se déployer une dernière fois – alors même que Springsteen entamait l’enregistrement de Wrecking Ball seul – pour boucler quelque chose, en même temps qu’il signerait en live un dernier hommage au saxophoniste disparu. Cette tournure prise par la tournée 2012 m’a inquiété au début, mais maintenant que j’ai écouté le nouvel album, que j'ai vu comment la formation de scène s'appropriait le travail de studio (ici) et que je sais à quel point ses nouveaux titres sont taillés pour le live, ça me va. Si cela doit être la dernière tournée de Springsteen avec le E Street Band (ce qui est assez souhaitable), force est de constater que c’est un très bon album qu’ils auront à défendre. Et ça faisait bien longtemps que cela n’était pas arrivé.
Mais revenons un peu en arrière, car, depuis une semaine, tout ne fut pas si simple avec ce nouveau disque. Wrecking Ball, qui d’abord me fit l’effet d’une douche froide, fut donc, je l'ai écrit plus haut, enregistré sans le E Street Band (comme l'avait été Devils and Dust d'ailleurs, juste après les pétaradantess retrouvailles de The Rising). Springsteen changea même de producteur (exit Brendan O’Brien, aux manettes depuis The Rising). Quelque chose se tramait. C’était de bon augure. On parlait même d’un retour à l’intimisme de Nebraska.
Las ! En l’écoutant pour la première fois, le disque m’a déçu. J'en regrettais presque d’avoir ma place pour Bercy, le 5 juillet. Je ne pensais même pas l'acheter, ce disque, à sa sortie physique. Single lourdingue en teaser de l’album (j'ai un peu changé d'avis depuis), production poids lourd, expérimentations étranges, un peu has been même (ce petit passage en rap sur Rocky Ground, allons !). Et les moqueries qui fusent déjà, à droite, à gauche, sur la couleur musicale – pour le moins surprenante, pour le moins novatrice – de l’album. Puis, au fil des écoutes (car cela faisait bien longtemps que je n’avais pas ainsi écouté en boucle un nouvel album de Springsteen) ce besoin de creuser, de comprendre. Le sentiment persistant, surtout, que je n’avais pas pris le disque par le bon bout. Et alors – en réécoutant les Seeger Sessions, en prêtant vraiment attention aux textes – les nuages de se disperser et l’évidence de s’imposer. Wrecking Ball est un putain de grand disque !
Pour le mesurer, il faut donc inévitablement en passer par l'hommage rendu à Pete Seeger en 2006 (la première face du
nouveau disque avec Easy Money, Shackled and Drawn et surtout Death to my Hometown fait plus que nous le suggérer), comprendre comme le nouveau projet de Springsteen
s’ancre à nouveau dans la diversité des musiques populaires américaines, comme il les assimile humblement, comme il en assume l'héritage. Il faut voir comme le gospel, la musique
traditionnelle irlandaise ou même la soul ont cette fois-ci été convoqués, au même titre que le furent, par le passé, le blues originel (dans Nebraska) ou le folk (dans The Seeger
Sessions). Et comprendre, pour résumer, que Wrecking Ball n’aurait pu exister sans les Seeger Sessions. Et plus précisément qu'il en est le prolongement logique. Tant
musicalement que d'un point de vue thématique.
Le projet a une lisibilité politique manifeste dont Springsteen ne se cache pas. S’il a définitivement troqué la narration cinématographique des seventies ou des eighties pour une écriture plus symbolique, plus allusive, son propos et ses cibles demeurent aujourd’hui assez évidents. Wrecking Ball est – il l’a dit – l’album consécutif à la crise financière, celui où il abandonne les errements sentimentaux et l’optimisme de Working on a Dream pour dessiner les contours de vies massacrées, gâchées, voire, au mieux, en suspens. Album engagé, donc (Death to my Hometown pour ne citer qu'une chanson). Où – ce n’est pas un hasard – Tom Morello de Rage Against the Machine intervient à deux reprises, mais plutôt sous son masque folk de The Nightwatchman (projet dont le premier album – logique ! – nous évoquait fortement, il y a quelques années, l’auteur de The River). Cette colère, les textes, plus que la musique, l’expriment sans ambigüité (So hold tight on your anger, you hold tight on your anger / Hold tight to your anger, don't fall to your fear). Album de la désillusion certes, mais dont l’envers est tout de même une face B qui entend toujours ménager un peu d'espoir, foi dans la solidarité ou dans l’élévation spirituelle (Rocky Ground, Land of Hope and Dreams).
Surtout – et c’est ce qui, pour moi, le rend fascinant – Wrecking Ball est un disque de fantômes. Un disque quasiment surnaturel. Son inscription formelle dans le passé, son recours à des styles ou à des arrangements traditionnels, n’ont rien de fortuit. Le temps passe, les décennies filent, mais le constat reste le même (So listen up, my sonny boy, be ready for when they come / For they'll be returning sure as the rising sun ou encore The banker man grows fatter, the working man grows thin / It's all happened before and it'll happen again). L'usage de formes antérieures de la musique américaine, les citations littérales de Curtis Mayfield ou de Johnny Cash, les samples issus d’enregistrements réalisés par l’ethno-musicologue Alan Lomax (The Last Words of Copernicus sur Death to my Hometown et I’m a Soldier in the Army of the Lord sur Rocky Ground) se justifient alors pleinement, font sens bien au-delà de la possible coquetterie de production.
De façon encore plus nette, car placé après des vers pour le moins ambigus de Land of Hope and Dreams (Well you don't know where you're going now / but you know you won't be back), le dernier titre du disque (We Are Alive), qui donne la parole aux morts et aux victimes de l'injustice ordinaire, explicite clairement tout cela : A voice cried out, I was killed in Maryland in 1877 / When the railroad workers made their stand / Well, I was killed in 1963 one Sunday morning in Birmingham / Well, I died last year crossing the southern desert / My children left behind in San Pablo / Well they left our bodies here to rot / Oh please let them know / We are alive / Oh, and though we lie alone here in the dark / Our souls will rise to carry the fire and light the spark / To fight shoulder to shoulder and heart to heart.
L'Histoire ne nous aurait donc rien appris ? Sans doute, car ce disque – peut-être le plus aventureux enregistré par Bruce Springsteen en termes de production – est on ne peut plus actuel mais il revient de loin. Et tous ces airs, dont l’entrain trompeur dissimule souvent la mélancolie, nous ont peut-être bien été chantés, en fait, par des fantômes. Décidément, Tom Joad, le héros de Steinbeck et de Ford, est toujours là, quelque part, murmurant, encore aujourd'hui, à l'oreille du plus grand songwriter américain...