C'est un grand cru que ce roman tout frais paru. Du Pennac dans l'essence, avec un subtil mélange de facétie, d'exultation, de dialectique, de sagesse, assaisonné juste ce qu'il faut d'un soupçon d'extravagance.
Le narrateur (dont on ne connaîtra jamais le nom) a remis à sa fille Lison, quelques moments avant sa mort, le journal qu'il a tenu, du 28 septembre 1936 au 29 octobre 2010. Non, ce n'est pas un journal intime, surtout pas ! SURTOUT PAS ! Ici pas de mièvreries d'une vie quotidienne et sociale que tout le monde connaît, et dont tout le monde parle. « Je veux écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle d'autre chose ». (Mercredi 18 novembre 1936). C'est un enfant de 13 ans, 1 mois et 8 jours qui commence cette biographie.
Biographie imaginaire ? Auto-biographie ? Sans doute un peu les deux. Impossible que Pennac ait inventé tout cela, sans avoir puisé ses sources en son propre corps !
À l'origine, c'est une grosse frayeur, un épouvantement devenu hystérique, qui conduit ce gamin à écrire. Un gamin chétif, malingre, dont le corps n'existe pas dans le regard de sa mère. « À quoi ressembles-tu ? Veux-tu que je te le dises ? Tu ne ressembles à rien ! Tu ne ressembles absolument à rien », vitupère-t-elle, en claquant la porte. Alors, pour exorciser ses peurs, il commence à les mettre en mots : il établit une liste de ses sensations : « la peur du vide broie mes couilles, la peur des coups me paralyse, la peur d'avoir peur m'angoisse toute la journée, l'angoisse me donne la colique, l'émotion (même délicieuse) me flanque la chair de poule, la nostalgie (penser à papa par exemple) mouille mes yeux, la surprise peut me faire sursauter […], la panique peut me faire pisser, le plus petit chagrin me fait pleurer, la fureur me suffoque, la honte me rétrécit. Mon corps réagit à tout. Mais je ne sais pas toujours comment il va réagir. » Et de poursuivre, le lendemain, « si je décris exactement tout ce que je ressens, mon journal sera un ambassadeur entre mon esprit et mon corps. Il sera le traducteur de mes sensations »
Le lecteur va donc suivre 74 ans de la vie de l'auteur du narrateur, au gré des manifestations de son corps. Mais point d'inventaire à la Prévert, ni de misérabiliste, ni d'hypocondrie débordante ! Et il ne les chante pas non plus à la Gaston Ouvrard : « Je suis d'une santé précaire, et je me fais un mauvais sang fou... ». Non, le narrateur n'est pas « pas bien portant ». Il vit ses jours - bons et mauvais -, les heurs - bons et mauvais -, et dit les bouleversements de son corps – bons et mauvais -.
Je l'ai accompagné avec enthousiasme, cet enfant qui devient jeune homme, puis homme, puis vieillard. Et je ne l'ai pas vu vieillir, tant l'histoire de son corps qui prend de l'âge est distillée graduellement, progressivement. Les mots de Pennac, dans ce journal, c'est la quintessence de la vie qui passe. C'est du raffinement, de la finesse, de la subtilité.
Et pourtant ! L'auteur ne s'encombre pas d'oiseuses pudibonderies pour évoquer ce corps qui peu à peu se déploie, s'affirme, décroît, puis se meurt. Le vocable est cru, parfois un peu gaillard, quand il s'agit d'évoquer les miasmes de l'anatomie. De toutes les anatomies, parce que, en toute sincérité, j'ai retrouvé dans les scrupuleuses descriptions de nos rituelles « habitudes » intimes, quelques unes de mes petites pratiques solitaires que, bien sûr, je ne détaillerai pas... je n'ai pas l'habileté de Daniel Pennac, moi, pour révéler ma profonde nature !
« [...]un homme ignore tout de ce que ressent une femme quant au volume et au poids de ses seins, […] les femmes ne savent rien de ce que ressentent les hommes quant à l'encombrement de leur sexe ».
Ou bien : « Nous nous repaissons en secret des miasmes que nous retenons en public »
Je n'omettrai surtout pas dans cette chronique d'évoquer ce qui fait la force des textes de Daniel Pennac : la faculté de penser, l'intelligence, le sens des choses dans ce qu'il sublime notre quotidien.
« L'angoisse se distingue de la tristesse, de la préoccupation, de la mélancolie, de l'inquiétude, de la peur ou de la colère en ce qu'elle est sans objet identifiable ».
« Il me plaît de penser que nos habitus laissent plus de souvenirs que notre image dans le coeur de ceux qui nous ont aimés ».
« Ces petits maux, qui nous terrorisent tant à leur apparition, deviennent plus que des compagnons de route, ils nous deviennent »
« Enfants, nous ne voyons pas les adultes vieillir ; c'est grandir qui nous intéresse, nous autres, et les adultes ne grandissent pas, ils sont confits dans leur maturité »
Ce livre, c'est un roman de vie, c'est un roman d'amour, c'est un roman d'aventure.
Non, ce n'est pas un roman ; c'est une leçon de choses, comme on appelait ces cours, dans mon enfance, qui traitaient de ce qui ce nomme désormais « SVT ».
Une leçon de choses, où je suis, tu es, il(elle) est, nous sommes, vous êtes, ils(elles) sont, du point de vue du corps, les protagonistes parfois ardents, parfois languissants, mais toujours présents de la ligne de vie.
« Nous sommes jusqu'au bout l'enfant de notre corps. Un enfant déconcerté ».