Ci-dessous la traduction d’un document dont les médias français ne se sont quasiment pas fait l’écho : une lettre envoyée , le 22 février dernier, par David Cameron, Mario Monti, Mariano Rajoy, Donald Tusk et huit autres premiers ministres (conservateurs et libéraux) européens à Herman van Rompuy et José Manuel Barroso, à l’occasion du prochain sommet européen des 1er et 2 mars. Comparez-en les orientations et les priorités avec celles de nos candidats hexagonaux. Et notez l’absence de Nicolas Sarkozy. La droite la plus à gauche de toute l’Europe ?
Traduction Henri Lepage, article publié en collaboration avec l’Institut Turgot.
Nous nous réunissons à Bruxelles en un moment particulièrement crucial pour l’avenir des économies européennes. La croissance est en panne. Le chômage augmente. Citoyens et entreprises sont confrontés aux pires conditions jamais rencontrées depuis des années. Alors que la situation de nos principaux concurrents mondiaux ne cesse de s’améliorer après les heures noires de la crise que le monde vient de connaître, l’instabilité des marchés financiers et le poids des dettes souveraines continuent d’entraver la reprise économique en Europe.
Fondamentalement, l’Europe dispose de nombreux atouts économiques. Mais la crise que nous connaissons est aussi une crise de la croissance. Il est essentiel que chacun d’entre nous s’efforce de remettre de l’ordre dans ses finances nationales. Sans ces efforts nous ne réussirons jamais à retrouver les conditions d’une croissance économique forte et durable. Mais il nous faut aussi moderniser nos structures économiques, améliorer notre compétitivité, et corriger les déséquilibres macroéconomiques. Il nous faut ramener la confiance, chez nos concitoyens, dans les entreprises, sur les marché financiers, en la capacité de l’Europe de retrouver à l’avenir une croissance forte et soutenable, et ainsi de maintenir son rang dans les échanges et sur les marchés mondiaux.
Nous en avons parlé lors de notre dernière rencontre. Il est bon d’en reparler de nouveau aujourd’hui. Partant des conclusions sur lesquelles nous étions arrivés, le moment est venu de faire preuve d’un véritable leadership et de prendre les décisions courageuses qui permettront d’arriver aux résultats que nos peuples attendent. Nous saluons les efforts déjà accomplis tant aux niveaux nationaux qu’au niveau européen pour répondre à ce défi, et nous espérons que cette nouvelle réunion nous permettra de réaliser de nouveaux progrès en focalisant nos efforts pour relancer la croissance autour de huit grandes priorités clairement exprimées.
En premier lieu, il nous faut continuer à progresser dans la réalisation et l’achèvement du marché unique en en renforçant la gouvernance ainsi que l’application effective de ses dispositions. Le rapport de la Commission destiné au Conseil européen du mois de juin devrait donner une liste claire et détaillée d’actions à entreprendre pour réaliser ce double objectif.
En commençant par le secteur des services. Ceux-ci représentent d’ores et déjà près des quatre cinquièmes de l’activité économique, et pourtant il reste encore beaucoup à faire pour que ce marché soit aussi ouvert qu’il le faudrait à la concurrence. Il est urgent d’agir, tant au niveau national qu’européen, pour éliminer les restrictions et les obstacles qui continuent d’entraver la concurrence et l’accès aux marchés, ainsi que pour améliorer la mise en oeuvre effective du principe de reconnaissance mutuelle au sein du marché unique. Nous comptons sur la Commission pour nous donner les résultats de ses investigations sur la façon dont chaque secteur s’acquitte de ces obligations, et pour remplir les obligations d’information qui lui sont fixées par la directive sur les services pour ce qui concerne les efforts d’ouverture du marché des services, ainsi que pour proposer des mesures législatives additionnelles nécessaires à l’achèvement du marché interne des services, si besoin est.
En second lieu, nous devons accentuer nos efforts pour la création d’un véritable marché numérique européen dès 2015. L’économie numérique se développe très rapidement, mais les échanges transfrontaliers restent relativement limités et la créativité y est étouffée par un entrelat complexe de régimes nationaux de droits d’auteur. Il faut agir au niveau de l’Union européenne pour offrir aux consommateurs et aux entreprises les moyens de commercer online en toute confiance, en simplifiant les procédures de licence, en modernisant les systèmes de copyright, en mettant en place des mécanismes de résolution en ligne des conflits transfontaliers, et en modifiant le cadre européen de signature numérique. Sans pour autant rouvrir le dossier de la directive sur le commerce par internet, nous devrions tirer avantage des récentes propositions de la Commission pour mettre en place un système qui équilibre les intérêts des consommateurs, ceux des entreprises et des détenteurs de droits, et stimule l’innovation, l’activité créatrice, et donc la croissance. Il nous faut aussi poursuivre nos efforts pour construire une infrastructure moderne qui assure une meilleure couverture des besoins en services à large bande, pour développer et élargir l’offre de solutions et de services administratifs en ligne afin de simplifier les procédures de création d’entreprises et de gestion des affaires, ou encore pour faciliter la mobilité des travailleurs.
Troisième point, nous devons tenir notre promesse d’établir un véritable marché unique de l’énergie, efficace et efficient, pour 2014. Tous les États-membres devraient rapidement appliquer intégralement le troisième paquet énergétique européen, en respectant les échéances prévues. L’interconnexion énergétique devrait être renforcée afin d’améliorer la sécurité des approvisionnements. Il est également urgent d’agir, de manière nationale ou collective, pour supprimer les obstacles réglementaires, administratifs et techniques qui freinent l’investissement dans les infrastructures afin de libérer tout le potentiel du marché unique, soutenir la croissance verte et encourager la transition vers une économie pauvre en carbone et efficace énergétiquement. Nous attendons le prochain rapport de la Commission sur le fonctionnement du marché intérieur qui devrait contenir une section évaluant le degré de libéralisation et d’ouverture du marché de l’énergie dans les pays membres. Nous nous engageons également à avancer concrètement vers la mise en place de l’Espace unique de transport européen et la réalisation de l’interconnexion européenne.
Quatrièmement, nous devons réaffirmer notre engagement en faveur de la recherche et de l’innovation en procédant à la mise en place de l’Espace européen de recherche, en créant le meilleur environnement possible pour que les entrepreneurs et les innovateurs commercialisent leurs idées et créent des emplois, en mettant l’innovation mue par la demande au cœur de la stratégie européenne de recherche et de développement. Il nous faut aussi agir de manière décisive pour améliorer les possibilités d’investissement des start-ups innovantes, des sociétés à croissance rapide et des petites entreprises, en créant un régime communautaire efficace de capital risque qui permette aux fonds de venture capital d’opérer sur une base réellement européenne, en évaluant la possibilité d’un projet européen de capital risque s’appuyant sur le Fonds européen d’investissement et d’autres institutions financières en coopération avec les opérateurs nationaux, et en donnant le feu vert à un nouveau programme communautaire fondé sur le modèle du programme de recherche en faveur de l’innovation dans les petites entreprises (SBIR) afin de stimuler un usage plus efficace des procédures d’achats publics avant commercialisation au profit des entreprises innovantes et spécialisées dans la haute technologie. La plus haute priorité doit aller aux réformes dont l’objet est d’encourager la création d’un système de protection de la propriété intellectuelle qui soit efficace et favorable aux entreprises.
Cinq : il nous faut absolument agir pour assurer et conserver une économie mondiale véritablement ouverte. Cette année, il est prévu que nous signions des accords de libre-échange avec l’Inde, le Canada, les pays limitrophes de l’Est européen, et un certain nombre de partenaires membres de l’Association des nations du sud-est asiatique (ASEAN). Il nous faut aussi renforcer nos relations commerciales avec les pays voisins du sud. Un nouvel élan devrait être donné aux négociations commerciales en cours avec ces partenaires stratégiques que sont le Mercosur et le Japon – les négociations avec le Japon devant être lancées avant l’été, pour autant que l’on enregistre des progrès satisfaisants sur l’étendue et l’ambition du projet d’accord de libre-échange. Les accords en cours de négociation ou en projet pourraient ajouter près de 90 milliards d’euros au PNB européen.
Mais il faut aller au delà. Nous avons besoin d’une nouvelle impulsion politique pour renforcer l’intégration économique avec les États-Unis, et envisager toutes les options possibles, y compris celle d’un traité de libre-échange; pour renforcer nos relations commerciales et nos investissements en Russie, après son adhésion à l’OMC; mais aussi pour lancer une réflexion stratégique sur l’avenir de nos investissements et de nos relations commerciales avec la Chine, avec le souci d’approfondir nos liens économiques et de renforcer notre engagement en faveur d’un régime commercial multilatéral fondé sur des règles. Reconnaissant les bienfaits que nous apporte l’ouverture des marchés, nous devons continuer nos efforts pour renforcer le système d’échanges multilatéral, y compris en nous fondant sur le programme de Doha pour le développement, agir pour la conclusion d’accords multilatéraux et plurilatéraux dans les grands domaines et secteurs prioritaires, résister aux tentations protectionnistes et rechercher pour nos entreprises un meilleur accès aux marchés des pays tiers. Par dessus tout, dans nos relations commerciales, nous devons rejeter la tentation de recourir à un protectionnisme autodestructeur.
Six, nous devons préserver, et même renforcer notre programme de réduction du poids des réglementations européennes. Nous saluons l’engagement des institutions de réduire le fardeau réglementaire qui pèse sur les petites entreprises mais nous tenons à ce que cette politique progresse plus vite et s’applique plus profondément au cœur de toutes les institutions européennes tout en sauvegardant l’intégrité du marché unique et en respectant les objectifs plus larges de l’Union. Nous devrions évaluer la possibilité de se fixer des objectifs sectoriels plus ambitieux et nous accorder sur de nouvelles mesures susceptibles de délivrer des résultats tangibles à l’industrie. Nous devrions également afficher de manière claire et visible notre intention d’apporter notre soutien aux micro-entreprises et demander à la Commission de préparer un ensemble de mesures détaillées allant dans ce sens, y compris par voie de possibles amendements à la législation existante. Nous demandons enfin à la Commission de présenter chaque année un rapport qui évalue et détaille ce que coûte à l’industrie et aux entreprises l’ensemble des dispositions réglementaires adoptées et mises en place au cours de l’année précédente.
Sept, nous devons agir sur le plan national et collectivement, tout en respectant les compétences nationales, pour favoriser le bon fonctionnement d’un marché du travail qui offre de réelles possibilités d’emploi et, fondamentalement, permette d’atteindre des taux d’emploi plus élevés pour les jeunes, les femmes et les travailleurs âgés. Une attention particulière doit être accordée aux catégories de personnes vulnérables sorties du marché du travail pendant de longues périodes. Il nous faut aussi renforcer la mobilité du travail afin de réaliser l’objectif d’un marché européen du travail plus intégré et plus ouvert, par exemple en faisant avancer le projet de doter les travailleurs migrants de droits à la retraite supplémentaires, tout en respectant le rôle des partenaires sociaux. Nous devrions également nous préoccuper de continuer à réduire le nombre des professions réglementées en Europe, avec l’inscription dans le droit d’un nouveau test de proportionnalité plus sévère. A cette fin, nous demandons à la Commission de réunir sans délai un nouveau forum pour procéder à une évaluation mutuelle des procédures et pratiques nationales pour identifier et éliminer les barrières réglementaires injustifiées, étudier la possibilité d’autres voies que la réglementation pour assurer la garantie de hauts niveaux d’excellence professionnelle, et apprécier les capacités d’alignement des normes et standards aux fins de faciliter la reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles.
Finalement, nous devons agir pour nous doter d’un secteur financier solide, dynamique et concurrentiel, qui crée des emplois et apporte un ensemble de services essentiels aux citoyens et aux entreprises. Il faut réduire l’engagement implicite de soutien en toutes circonstances aux banques en difficulté qui fausse le fonctionnement du marché unique. C’est aux banques, et non aux contribuables, de supporter les coûts de leurs engagements risqués. Tout en poursuivant l’objectif d’une concurrence globalement équilibrée, nous devons nous engager de manière irrévocable à soutenir la mise en place d’un système international de normes touchant les capitaux, la liquidité et les possibilités d’effet de levier (sans dilution), et garantir que la législation européenne adhère aux règles de Bâle III afin de répondre de manière stable aux besoins de financement de nos économies. Il faut exiger des banques qu’elles mettent le niveau et la composition de leurs actifs capitalistiques en conformité avec les critères internationaux, sans introduire de discrimination entre investisseurs privés ou publics. Nous demandons aussi qu’elles appliquent de manière rigoureuse les principes définis par le G20 pour ce qui concerne les rémunérations dans le secteur bancaire en conformité avec la législation existante de l’Union européenne.
Chacun de nous reconnait qu’un tel programme exige la prise de difficiles décisions politiques et exige la présence d’un véritable leadership. Mais il s’agit d’enjeux très importants, et de questions au sujet desquelles il y a déjà longtemps que nous aurions du agir. Si nous agissons de manière courageuse et efficace, et si nous faisons preuve de volonté politique, l’Europe peut retrouver son dynamisme et nous pourrons remettre nos économies sur le chemin de la croissance économique. Nous nous adressons à vous et aux membres du Conseil européen pour vous demander de répondre instamment aux exigences de réforme qui viennent de nos populations, et ainsi de contribuer à restaurer la confiance dans la capacité de l’Europe à retrouver une croissance forte, saine et durable.
Copie de cette lettre est envoyée à tous nos collègues du Conseil européen.
Les signataires : David Cameron, Premier ministre, Grande Bretagne; Mark Rutte, Premier ministre, Pays-Bas; Mario Monti, Premier ministre, Italie; Andrus Ansip, Premier ministre, Estonie; Valdis Dombrovskis, Premier ministre, Lettonie; Jyrki Katainen, Premier ministre, Finlande; Enda Kenny, Taoiseach, Irlande; Petr Nečas, Priemier ministre, République Tchèque; Iveta Radičová, Premier ministre, Slovaquie; Mariano Rajoy, Premier ministre, Espagne; Fredrik Reinfeldt, Premier ministre, Suède; Donald Tusk, Premier ministre, Pologne.
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