Matzneff spectateur de la télévision
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Le style pamphlétaire demande, exige une grande maîtrise de l’écriture. Se maintenir quotidiennement sur cette corde raide est une gageure que Gabriel Matzneff releva dans sa chronique consacrée à la télévision, du 30 octobre 1963 au 15 février 1966, dans le journal Combat, où il tenait également une détonnante chronique politique hebdomadaire qui lui avait valu l’intérêt, entre autres, de Breton ou d’Aragon. Lorsque Henri Chapier eut l’idée de cette « séquence » sur la balbutiante télévision française, qui ne comptait alors – rappelons-le – qu’une seule chaîne, Matzneff est un jeune homme qui n’a rien publié – son premier livre, le Défi, paraîtra en 1965.
Dès sa première chronique, Matzneff pose le ton : ce sera celui d’un bretteur – à l’image de ces trois mousquetaires ché- ris depuis son enfance. Il n’épargne rien ni personne. Surtout pas les puissants. De Gaulle est au pouvoir. Son parti, l’UNR, s’impose partout. Le pouvoir politique en place est omnipré- sent, contrôle tout, censure à tour de bras. L’ordre régnait sur les médias. Rien ne lui échappe. Matzneff, qui va bientôt soutenir avec enthousiasme François Mitterrand, utilise tous les ressorts de sa plume pour les dénoncer. L’humour est de mise. Prenons un exemple : « Jeudi soir, le récital tant attendu de Bianca Castafiore ne nous a pas déçus. Cette chère Bianca ! Comme jadis Kirsten Flagstad, la grande wagnérienne, elle ne se résigne pas à faire ses adieux au public. Ainsi, sept années encore, elle compte charmer le spectateur de la Scala de Milan. Quelle chance est la nôtre ! “Ah ! je ris de me voir si belle en ce miroir ! Est-ce toi, Marguerite ? Réponds, réponds vite !” » Qui est ainsi décrit ? Qui se cache sous le nom de Bianca Castafiore ? Rien moins que le Général ! Cependant, quelques chroniques plus tard, Matzneff lui rendra hommage, car tout honnête homme a le sens de la grandeur. La grandeur n’était pas le fait de tous les hommes de pouvoir du gaullisme, loin s’en faut. Si les Alain Peyrefitte, qui muselait l’information aussi bien que le régime soviétique, Georges Pompidou (surnommé « Bougnaparte »), Roger Frey, alors ministre de l’Intérieur, et autres sont allègrement brocardés, Matzneff ne se contente pas de l’humour rappelant au passage les propos louangeurs pour Pétain du très catholique directeur de l’ORTF, Wladimir d’Ormesson.
La politique, dans ces textes qui débordent bien souvent du cadre imposé pour offrir des réflexions sur des thèmes chers à l’auteur, n’est pas le seul combat de Matzneff. L’un d’eux sera d’ailleurs irrémédiablement perdu : celui contre la vulgarité des émissions proposées, car le pouvoir gaulliste, dès la naissance de la télévision, avait compris combien ce média pouvait servir à la crétinisation des esprits, donc à leur asservissement. Matzneff s’en prend alors à Zitrone, à Guy Lux ou à l’émission Âge tendre et Tête de bois, dont le présentateur est qualifié de « yé-yé ranci, le Luis Mariano du pauvre, l’homme au râtelier twisteur, le responsable de l’émission le plus bête et le plus vulgaire que produise l’ORTF ». En revanche, Matzneff s’enthousiasme pour les réussites du petit écran telles que l’adaptation du Dom Juan, de Molière, par Marcel Bluwal avec Piccoli et Brasseur, qui reste encore aujourd’hui un petit chef-d’œuvre, ou l’Ubu mis en scène par Jean-Christophe Averty, qui subissait les foudres de la censure parce qu’il passait des bébés au hachoir et que notre auteur s’emploie à défendre.
Que ce soit pour des raisons politiques, morales ou esthétiques, Matzneff n’est jamais dupé par la télévision – au point de refuser pendant un certain temps de faire entrer un poste chez lui. D’ailleurs, bien souvent, cette chronique n’est qu’un prétexte à évoquer des thèmes qui lui sont chers et qu’il a développés dans l’ensemble de son œuvre. Il en pro- fite pour polémiquer respectueusement avec Mauriac, pour défendre l’orthodoxie, pour laquelle il obtient une émission le dimanche matin, sans oublier les musulmans, pour lesquels il réclame un égal temps d’antenne, pour parler de cinéma ou d’écrivains. Il affirme que la télévision ne sera jamais un instrument pédagogique qui permettrait d’élever les spectateurs. Il sait qu’il vaut mieux lire Saint-Cyran que regarder un documentaire sur Port-Royal. Devant les programmes de Noël, il donne ce conseil : « Allez à la messe de minuit, allez en boîte, faites n’importe quoi, mais surtout ne regardez pas la télévision. » Il va même plus loin, prévoyant les effets terribles de cette entrée du monde dans les foyers : « Je me demande si, en nous apportant le monde à domicile, la télévision n’est pas en train de tuer – surtout chez les plus jeunes d’entre nous – le sens du merveilleux et le goût de l’aventure. Oui, la télévision n’est-elle pas en train de créer une génération de petit-bourgeois voyeurs qui, le derrière dans un fauteuil, se contenteront de regarder vivre les autres sur le petit écran, au lieu de vivre eux-mêmes ? »
Ces chroniques sur la télévision, comme les articles déjà recueillis dans divers volumes (le Sabre de Didi, le Dîner des Mousquetairesl, C’est la gloire, Pierre-François !, Yogourt et Yoga ou Vous avez dit métèque ? ) ne constituent pas un à-côté de l’œuvre de Matzneff. Ils en sont un élément, au même titre que les romans, essais ou volumes de journal intime, et leur style en est tout autant soigné, tout autant personnel, en un mot tout autant excellent. Comme la Révolution selon Clémenceau, l’œuvre de Matzneff est un bloc dont le fil conducteur est la volonté de tout dévoiler de soi, ses passions, ses doutes, ses enthousiasmes, ses colères, ses deuils, aussi bien l’homme intime souffrant et jouissant, amoureux ou au bord du suicide, que l’homme social aux attitudes et combats multiples. Lisez, relisez Matzneff. Son œuvre possède cette rare vertu de rendre ses lecteurs plus vivants.
Franck Delorieux
La Séquence de l’énergumène, de Gabriel Matzneff. Éditions Léo Scheer. 340 pages, 21 euros.