Certes, l’Inde n’est pas encore un idéal de liberté économique, mais l’importance des avancées réalisées peut servir de modèle aux autres pays en développement.
Par Geoffroy Helgé(*), publié en collaboration avec UnMondeLibre.
C’est désormais un lieu commun d’affirmer que l’émergence de l’Inde va changer la face du monde économique et géopolitique. Depuis plusieurs années, en effet, l’économie indienne enregistre des performances exceptionnelles. De pays très pauvre, cette zone est devenue l’une des plus dynamiques du monde : la richesse moyenne par habitant y a presque quintuplé en vingt ans (en dollars courants) [1].
Les économistes s’accordent sur les causes de ce décollage. Après une crise majeure de balance des paiements en 1991, le gouvernement de P.V. Narasimha Rao a entrepris une série de réformes radicales visant à libéraliser l’économie, tant sur le plan interne qu’externe. Sur le plan interne, les principales restrictions légales à la concurrence ont été supprimées dès 1991 : abolition des licences industrielles et des monopoles d’État dans les industries clés [2].
Sur le plan externe, des réformes graduelles ont été mises en place pour ouvrir l’économie. Alors que le taux maximum de droit de douane sur les produits non agricoles atteignait 355% en 1990, il est passé à 50% en 1995 et à 10% en 2008. Les exportations ont également été déréglementées : le nombre de produits sujets à des interdictions d’exportation est passé de 185 en 1991 à 16 en 1992. Quant au secteur des services, le gouvernement l’a peu à peu libéralisé en permettant aux firmes étrangères d’y investir leurs capitaux [3]. Il est désormais largement accepté que ces réformes ont eu un impact positif sur l’économie indienne en libérant les forces productives et en rompant avec vingt ans de planisme.
Pourtant, quelques voix dissidentes contestent cette analyse. En effet, deux séries de critiques ont été avancées. La première, associée à Dani Rodrik et Arvind Subramanian, consiste à nier que les réformes de la décennie 1990 aient causé le décollage indien [4]. Selon ces deux auteurs, la croissance indienne aurait décollé durant la décennie 1980, c’est-à-dire avant la mise en place des politiques libérales. Par conséquent, ces politiques ne peuvent pas être à l’origine de l’essor économique. Cet essor, selon eux, s’expliquerait plutôt par une attitude plus favorable vis-à-vis des entreprises en place, sous les gouvernements successifs d’Indira Gandhi et de Rajiv Gandhi.
Pour plausible que cette critique soit au regard des chiffres de la croissance (le taux de croissance annuel moyen de la décennie 1980 est proche du taux de la décennie 1990), elle ne résiste pas à l’analyse. La croissance des années 1980 a été principalement tirée par des politiques fiscales expansionnistes financées, entre autres, par emprunts de capitaux étrangers. Ce comportement prodigue de la part du gouvernement a conduit à une accumulation insoutenable de dette étrangère, et à la crise de la balance des paiements de 1991. La croissance des années 1990 et 2000, en comparaison, a été bien plus stable du fait des réformes structurelles accomplies [5].
Une deuxième série de critiques provient du mouvement altermondialiste et des intellectuels qui lui sont associés. Bien qu’ils reconnaissent l’impact positif des réformes sur la croissance du PIB, ils dénoncent le bilan social de ces changements. Selon eux, les réformes libérales auraient conduit à un accroissement de la pauvreté et de la précarité, notamment en milieu rural.
L’analyse des données les plus récentes réfute ces craintes. Le pourcentage de la population rurale vivant sous le seuil national de pauvreté est passé de 39,1% à la fin des années 1980 à 27,1% en 2000. Sur l’ensemble de la population, et sur la même période, le nombre d’individus pauvres est passé de 320 millions à 260 millions d’individus [6], soit l’équivalent de la population d’un pays comme la France. Les indicateurs de développement humain se sont eux aussi améliorés. Selon Arvind Panagariya, « des progrès considérables ont été réalisés concernant l’augmentation du niveau d’éducation et l’élimination des inégalités filles-garçons d’accès à l’école. » [7]. Le ratio fille/garçon ayant accès à l’éducation primaire est passé de 0,76 en 1990 à 0,94 en 2002.
Certes, l’Inde n’est pas encore un idéal de liberté économique : les secteurs agricoles et électriques restent très réglementés, l’État est encore le producteur inefficace de nombre de services sociaux (santé, éducation…), certaines barrières au commerce extérieur subsistent… Toutefois, l’importance des avancées réalisées jusqu’à présent ne doit pas être minimisée : une leçon pour l’Afrique.
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Sur le web
(*) Geoffroy Helgé est économiste.
Notes :
[2] voir Panagariya, A. (2008). India the Emerging Giant, Oxford University Press, pp. 103-105.
[3] ibid., pp. 105-108.
[4] Rodrik, D. et Subramanian, A. (2005). « From Hindu growth to productivity surge: the mystery of the Indian growth transition », IMF staff papers, vol. 52, n°2 : http://www.imf.org/external/pubs/ft/staffp/2005/02/pdf/rodrik1.pdf
[5] Pour une critique de la thèse de Rodrik et Subramanian, voir l’article de T.N. Srinivasan, « Comments on Dani Rodrik and Arvind Subramanian » : http://www.imf.org/external/pubs/ft/staffp/2004/00-00/sriniv.pdf
[6] cf. Panagariya, A. (2008), op. cit., p. 137. Voir en général le chapitre 7, « Declining poverty », du même ouvrage.
[7] ibid., p. 150.