Le Point.fr : Comment êtes-vous rentré à Homs ? Jacques Bérès : J'ai été pris en charge par une filière de médecins syriens, de la frontière libanaise jusqu'à une localité du nom d'al-Qusayr, à 15 kilomètres de Homs. J'ai ensuite été emmené par l'opposition elle-même jusqu'à un autre village, à deux kilomètres de la ville. Quelle était l'atmosphère sur place ? Des milliers et des milliers de bombardements de mortiers. Des trous dans les maisons. Des immeubles qui brûlent. Des voitures qui continuent à cramer. Des rues désertes et les snipers. Avez-vous vu les chars de Bachar el-Assad ? Lorsqu'on ose sortir, dans certains quartiers, on peut les apercevoir tout près. Ils encerclent complètement la ville. Qu'avez-vous pu faire sur place ? Le peu que je sache faire, à savoir de la chirurgie de guerre. Je soignais les séquelles des bombardements. Mais malgré le dévouement des habitants, les conditions étaient très mauvaises. Je ne parle même pas de stérilisation. Qui avez-vous traité ? La plupart étaient des civils, de vieilles personnes, des femmes, et des enfants. Je me suis également occupé de soldats de l'armée syrienne libre, qui ne sont en fait qu'une émanation du peuple. Techniquement, on ne pouvait pratiquement rien faire pour les blessés de la tête et de la poitrine, qui étaient condamnés à mourir. On ne pouvait secourir que les plaies de l'abdomen, les perforations intestinales, les artères ou les membres. Quel était l'état d'esprit des Syriens ? Ils étaient on ne peut plus motivés. Mais arrive un moment où après trois semaines de bombardements sans fin, même les plus costauds craquent. Ils ne doivent leur salut qu'à leur motivation, leur solidarité, ainsi que leur désir de liberté. Et ils se tuent aux tâches de l'opposition, telles que transporter, aider, poster sur Facebook, Twitter. Je les admire. Je pense que Bachar devra les tuer tous s'il veut les faire taire. Où opériez-vous ? Les vrais hôpitaux ne servent qu'à l'armée du régime. Je traitais mes patients dans des maisons privées, mises à disposition par l'opposition. La liste de médicaments qui manquent est énorme. À ce stade, le plus important est d'avoir la base : la nourriture, l'électricité et l'eau. Pour avoir de l'électricité, on a besoin de générateurs qui marchent, et donc de diesel. Il manque tout, il faut faire avec le reste.
Aviez-vous déjà vécu de telles conditions ?
Ça me rappelait Grozny, en Tchétchénie. La même taille. Le même mélange de populations urbaines et rurales. Le même encerclement par les chars, et les bombardements. Bien plus que lorsque j'étais à Bagdad en 2003, ou à Gaza en 2010. Combien de personnes sont mortes durant votre séjour ? Sur les 89 personnes que j'ai pu soigner, neuf sont malheureusement décédées. Concernant le nombre total de morts, l'opposition donne des chiffres avérés, prononcés nominalement par les muezzins. Elle en recense près de 10 000. Mais ce chiffre est forcément inférieur à la réalité, car il ne prend pas en compte les disparus. Je pense donc qu'il y a quelques milliers de victimes en plus. Avez-vous rencontré des journalistes ? J'ai pu rencontrer la journaliste américaine Marie Colvin, qui est malheureusement décédée. Elle était venue à "l'hôpital" pour s'enquérir de la situation des patients. Qu'est-ce qui vous a poussé à vous rendre là-bas, en dépit des risques ? C'est bien de soigner la population, mais à l'échelle de la répression, cela ne représente que peu de choses. J'ai mis vingt ans à comprendre de quoi on me remerciait à chaque fois. J'ai longtemps cru que c'était pour mes compétences. Sauf que, souvent, ils me remerciaient même quand je leur rendais des morts. Je leur apporte surtout un soutien moral. C'est très symbolique pour eux de savoir qu'il y a des gens dans le monde qui pensent à eux. Ce qui se passe en Syrie est horrible.