Poète, David Dumortier a publié chez divers éditeurs, aux éditions Cheyne pour l’essentiel, et surtout dans cette catégorie qu’on appelle « jeunesse », catégorie dans laquelle, avec certains livres il a pu se bâtir une réputation d’auteur sulfureux, dont les livres ne seraient pas à remettre entre toutes les mains, aux dires des esprits pudibonds. Les livres en question tantôt narrent les tribulations espiègles et osées d’une gamine de huit ans, d’une petite Zazie rurale nommée Clarisse1, tantôt l’histoire d’ « un petit garçon [qui] s’habille en fille », qui « va à l’école avec du rouge à lèvres », qui, en plus « a des manières de filles », et, qui comble, s’appelle Mehdi2. Le lien est aisé à établir entre ce dernier livre et le présent récit du poète, ainsi qu’avec le précédent, La Pioche de Salah3, récit dans lequel un jeune Parisien crie son amour fou pour un clandestin arabe reparti sous d’autres cieux.
« Auteur le jour, travestie la nuit. Ma double vie n’est pas si nettement scindée. Le jour, je suis aussi déguisée en écrivain. J’entre dans les conventions, les politesses, le savoir-vivre en société, les relations publiques, le réseau, les contacts… Je suis comme des milliers de gens au chagrin. Il faut montrer patte blanche, dans un habit, une tenue, une livrée, un comportement, une gestuelle, une ponctuation. Se rouler dans la farine des simagrées publique. Le pire des travestismes. L’Autre, celui de la nuit s’écrit sur mes paupières, sur mes lèvres, sur mon intention de plaire. Que je le trace sur ma peau ou dans ce livre, c’est toujours le même plaisir qui vient : je vais à mon Grand Rendez-vous. Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. (René Char.) »
Sous le nom de Sophia, un poète se travestit et prostitue la nuit (quoiqu’il lui arrive de faire des passes gratuites, au ressenti) ; non point pour gros arrondir des fins de mois difficiles, mais par goût et par plaisir nés pendant l’enfance (ainsi Mehdi ressemble fort au narrateur de ce récit), d’une enfance crûment évoquée dans l’entremêlement des niveaux narratifs, une enfance violentée par un père, éleveur de porcs, mauvais et violent, voire cruel. Il sera rapide, en recoupant les livres, d’établir un lien entre Sophia-narrateur du récit, et David Dumortier, auteur, autrement dit, de le considérer comme un récit brut et autobiographique, sans fard, sans travestissement, justement (cela soutenu par l’image de couverture d’une carte à jouer, la reine de cœur Sophia, le roi de pique David). La narratrice est donc un homme qui féminise ses adjectifs qualificatifs et participes passés, un homme qui se travestit, mais ne le cache pas, là réside l’intérêt de ce livre, un intérêt touchant pour ce qu’il n’y règne aucune vulgarité, aucune violence descriptive destinée à choquer le bourgeois lecteur ; ça n’est d’ailleurs pas à considérer comme un livre érotique, la présence de scènes sexuelles ne suffit pas à le considérer comme tel, car il n’y aucunement volonté de réveiller l’éros qui sommeille chez le lecteur, mais essentiellement de narrer un semblant de réalité. Il est beau, de savoir assumer, jusque le reconnaître en écrit, ce qu’on est, et ce qu’on aime être. Le travesti Sophia a une attirance sexuelle plus prononcée à l’égard des Nord-Africains, qu’il semble respecter un peu plus lors de ses réceptions en son bordel personnel, se pouponnant avec plus de soin à certains moments plus que d’autres, cela étant, il ne se départit jamais d’une mise à distance, d’une froide lucidité qui confère au cynisme, probable recours pour ne pas se laisser prendre à son propre rôle ; ainsi faisant, c’est le désespoir de l’humanité, son mal-être, ou le non-assumé qui défile dans l’appartement de Sophia, la Grande Solitude, celle qui pourrait le submerger, s’il ne se bardait pas de protections intérieures. Le récit alterne trois personnalités du narrateur, l’enfant, qui reconsidère en adulte des instants d’enfance, l’écrivain de jour, qui se raconte lors des tournées où il fait l’écrivain dans les écoles, Sophia, qui goûte le plaisir de se raconter et, dévoiler. Je l’ai dit, et réaffirme, ce récit, cru dans son dire, ne cherche pas la provocation salace facile en vogue et qui n’est plus provocation quand elle est publiée à des milliers voire centaine de milliers d’exemplaires et distribuée dans toutes les librairies, bonnes ou mauvaises, il cherche à faire preuve de sincérité semi-autobiographique (car rien ne dit que le travestissement n’est pas narratif, non plus), il se joue de la double personnalité du narrateur-narratrice, il livre le témoignage d’un réceptacle du désarroi humain, pas le sien, mais celui des clients. L’auteur, en poète, joue dans ce texte sur la question du « je est un autre ».
[Jean-Pascal Dubost]
1 La Clarisse, Cheyne, coll. Poèmes pour grandir, 2000
2 Mehdi met du rouge à lèvres, Cheyne, coll. Poèmes pour grandir, 2006
3 La pioche de Salah, Paris-Méditerranée, 2001
David Dumortier
Travesti
Le Dilettante
256 p., 17 €