Selon l’adage des praticiens, « les crédits font les dépôts ». Voici qui ressemble à l’énigme de la poule et de l’œuf. Mais les praticiens heurtent le bon sens.
Par Roland Verhille
La quantité de monnaie existante à un moment donné dans un pays déterminé est considérée comme comptée par le calcul de la masse monétaire dite M3. C’est un recensement des objets financiers disponibles pour être utilisés à l’achat de biens et de services. La contrepartie de cette masse monétaire décrit les sources d’où jaillit cette monnaie selon certains, ou bien l’utilisation faite de cette monnaie selon d’autres (vue n°1). C’est le reflet de la fameuse égalité des débits et des crédits, de l’actif et du passif de la comptabilité à partie double. En comptabilité commerciale, il est certain que l’actif du bilan décrit l’emploi fait des ressources financières fournies par leurs sources décrites au passif. Pour la monnaie, c’est bien moins certain.Pascal Ordonneau rappelle dans son très utile abécédaire qu’au temps des monnaies à étalon d’or, le père de la banque moderne, Palmstuch patron de la banque de Suède il y a 350 ans, a fait faillite, et bien d’autres après lui, pour avoir consenti des crédits gagés sur des effets de commerce sans disposer au préalable des dépôts ou de l’or permettant de délivrer matériellement la monnaie mise en circulation par l’ouverture de crédit. Cela ne ressemble-t-il pas à nos banques d’aujourd’hui ayant généreusement consenti des prêts à des États devenus ainsi surendettés, incapables d’honorer leurs échéances faute de disposer alors de la monnaie nécessaire, et mettant ainsi en péril l’existence des banques prêteuses ? Ces expériences pratiques rendent pour le moins douteux l’adage des praticiens.
C’est l’adoption d’un système monétaire où la monnaie est désormais dépourvue d’étalon qui aurait érigé le crédit en source de la monnaie. Dans ce système moderne, l’État a le monopole de la création de la monnaie, à laquelle il confère un cours légal et un cours forcé. Les banques y sont parmi les organismes les plus « régulés ». Cette monnaie ne servant alors qu’à payer ce qui est acheté, et son possesseur ne pouvant pas exiger de la banque la fournissant qu’elle lui soit échangée contre quoi que ce soit d’autre, la faculté d’en créer est sans limite. Il suffit que la banque l’inscrive dans ses comptes au crédit de son client au passif de la banque en même temps qu’elle l’inscrit au débit de son client à l’actif de son bilan notant le remboursement futur du crédit consenti. C’est ce qui fait affirmer que la monnaie est créée par les banques au moyen des prêts qu’elles consentent.
Dans son article sur le sujet (Les crédits font les dépôts) publié par lecercle.lesechos, Pascal Ordonneau fonde sur « une espèce d’évidence » cette affirmation. Il ajoute que l’entreprise ayant souscrit un emprunt pour payer l’achat d’une machine versera à son fournisseur qui les déposera sur son compte bancaire, dans la même banque ou dans une autre, les fonds évidemment créés par le crédit. Il ajoute pertinemment que cette création serait annihilée au cas où la banque du fournisseur de la machine utiliserait cette monnaie en la plaçant non pas chez le banquier ayant fourni le crédit, mais à la Banque centrale.
Cette explication de la création de la monnaie pousse naturellement Pascal Ordonneau à se demander s’il n’existe pas une nouvelle monnaie, une « monnaie financière » (son article publié par lecercle.lesechos « Monnaie financière : une nouvelle monnaie ?»). Elle serait créée par les banques intervenant sur les marchés financiers pour y investir des fonds dans des opérations de couverture de risques (de variation de cours de biens et de devises, et aussi risques d’impayés). Ces risques sont « packagés » pour former un objet financier sur lesquels les banques spéculent. Toutes ces opérations sont cantonnées au milieu bancaire, et y sont exécutée « à crédit », les acheteurs n’ayant pas à verser immédiatement au banquier vendeur le prix de son acquisition. Le grand public a pu le remarquer lors de l’affaire Kerviel à la Société Générale.
Dans son article « La monnaie financière est-elle un nouvel agrégat monétaire ? » également publié par lecercle.lesechos, Didier Houth décortique ces opérations qui porteraient sur des milliards de dollars et y voit une « quasi monnaie », un « début de monnaie privée » échappant à tout contrôle parce que réglée entre les banques en chambres de compensation n’ayant pas le statut juridique de banque.
Ces questions soulevées par ces auteurs semblent confuses, faute d’avoir défini ce qu’est une monnaie. Pascal Ordonneau s’en tient à l’adage « les crédits font les dépôts » pour expliquer le processus de création de la monnaie, et construit là-dessus tous ses raisonnements. Il précise bien qu’il n’y a pas de monnaie tant que les prêts et dépôts n’ont pas été portés sur les comptes d’agents non bancaires. Il distingue cette monnaie financière de la monnaie de règlement. Tout cela est pertinent, sauf l’appellation douteuse de monnaie.
Il ne suffit pas d’opposer la ménagère incrédule comprenant qu’ « on ne prête pas l’argent qu’on n’a pas soi-même » pour exclure que l’adage ne soit qu’une contrevérité. D’abord, il ressemble fort à un tour de passe-passe. Ensuite, cela signifierait qu’il n’y a pas de limite à la création monétaire, un simple jeu d’écriture dans les livres comptables suffisant. D’où le caractère invraisemblable de l’adage toutefois propre à convaincre ceux qui ne vont pas au bout de leurs analyses.
Les dépôts invoqués, partie de la masse monétaire, à les supposer en fin de cascade des échanges restés effectivement disponibles, sans être tombés dans « la trappe à monnaie », sont concomitants ou postérieurs au tirage par le bénéficiaire sur le crédit qui lui a été ouvert. Une création d’objet ne peut être postérieure à son existence, elle lui est nécessairement concomitante ou préexistante. Il n’est pas contesté qu’il n’y a pas création de monnaie dans le cas où la banque prêteuse fonde son crédit ouvert sur de la monnaie préexistante qui lui a été confiée et dont elle a la disposition. Il y a seulement transfert de monnaie. Autrement dit, au moment où le bénéficiaire du crédit procède à son tirage, la banque prêteuse doit nécessairement avoir à sa disposition de la monnaie précédemment ou concomitamment créée, pour pouvoir la remettre soit à son emprunteur, soit au bénéficiaire de son paiement. Qu’une simple inscription en comptabilité vaille création de monnaie est éminemment douteux, hors les cas de « comptabilité créative ». Il est par contre clair qu’il y a création de monnaie dans le cas où la banque prêteuse n’a pas à sa disposition la monnaie nécessaire qui lui serait réclamée, et doit de ce fait en demander à la banque centrale. C’est cette dernière qui alors crée la monnaie, effectivement en consentant un crédit à la banque prêteuse.
La monnaie effectivement créée par les banques au cours de leur délivrance de crédit ne l’est qu’en vertu et dans la mesure de la réglementation faisant de la banque centrale l’organisme qui « en dernier ressort », fournira à la banque prêteuse la véritable monnaie de paiement qui pourrait lui manquer en cas de nécessité. Cette création n’est encore rendue possible que par la garantie de bonne fin explicite en partie, implicite pour le reste, des États. Ces derniers temps, les banques en excès de liquidité n’ayant plus suffisamment confiance dans la solvabilité de leurs partenaires ont cessé en grande partie de leur consentir des prêts, sachant bien que la monnaie ainsi fournie pourrait ne plus se retrouver dans leurs dépôts le moment venu du remboursement du crédit au moyen d’une véritable monnaie.
En dépit des raisonnements donnant à croire que « Les crédit font les dépôts », donc créent la monnaie, il n’y a pas évidence que ce processus reflète la réalité. Et les expériences passées rappelées comme celle désastreuse en cours semblent la démentir.
Pour y voir plus clair, il faut revenir à l’essence de la monnaie. C’est un instrument intervenant dans les échanges économiques, permettant de se séparer de quelque chose sans avoir à immédiatement accepter en échange une autre chose, comme dans les opérations de troc. Pour pouvoir remplir cette fonction, la monnaie en cause doit être vue comme conservant le pouvoir d’échange, le pouvoir d’achat qui est associé à la chose dont on s’est séparée. Elle doit donc être acceptée comme telle par tous, ou presque tous, dans la multitude des échanges économiques. En bref, elle soit susciter la confiance des populations dans sa capacité à être un concentré de pouvoir d’achat utilisable ultérieurement pour acquérir quelque chose. Une monnaie issue de dettes comme suggéré par l’adage des praticiens ne saurait durablement satisfaire cette exigence.
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Article publié originellement dans Le cercle Les Échos.