Pie VII enlevé et retenu prisonnier à Fontainebleau. Les prélats exilés. La terreur planait sur Rome. Après la destruction du pouvoir pontifical, Rome était devenue une préfecture française. Les nouvelles autorités bannissaient ou incarcéraient tous ceux qui par leur naissance, leur état ou leur fortune, pouvaient éveiller un sentiment de résistance. Cependant le nouveau pouvoir épargna Canova. Sa grande réputation et le crédit qu’on lui savait auprès de Bonaparte, le protégeaient. Une nouvelle fois, dans Rome, la misère réduisit la population à la famine. Fraternel, une fois de plus, il porta secours aux affamés. En une année de détresse, ce cœur généreux, partagea, sur sa fortune personnelle, entre les pauvres, 140.000 francs de l’époque. Ne s’arrêtant pas, il protégea aussi les artistes contre l’arbitraire. En 1809, de jeunes pensionnaires espagnols se trouvaient à Rome. Ils refusaient de prêter serment de fidélité au nouveau gouvernement de leur pays. Ils le regardaient comme illégitime et usurpateur. Canova apprit leur arrestation par les Français et leur enfermement dans le château Saint-Ange. Sans hésiter, il trouva le général responsable, plaida leur cause, et obtint leur liberté. Ce n’était pas assez de les avoir délivrés, il s’occupa encore d’eux.
Un autre artiste, sculpteur espagnol, nommé Alvarez, par l’installation du frère de Napoléon en Espagne, avait perdu les secours de sa patrie. Son atelier rempli d’ouvrages, il ne trouvait pas de clients. Ancien ambassadeur, Beauharnais, alors vice-roi à Milan, fut sollicité de faire l’acquisition de certaines de ses oeuvres. Mais il ne s’y voulait déterminer qu’après l’avis de Canova sur leur mérite. Canova répondit : « Les ouvrages d’Alvarez restent invendus dans son atelier, parce qu’ils ne sont point dans le mien.». Il apprit encore qu’il était question, à Venise, de convertir en salle de bal la magnifique bibliothèque de Saint-Marc. Il dénonça à l’Empereur cet attentat contre l’ouvrage de Sansovino. Il refusa toutes les propositions d’emplois politiques que les Français lui firent. Devant le vol des œuvres d’art, il donna sa démission de la direction des musées. Cette démission embarrassa les autorités. Il consentit à la retirer sur la promesse que dorénavant plus rien ne serait enlevé des collections des musées. Mais s’il resta en poste, il refusa toute espèce de traitement. Elu sénateur par décret impérial, il refusa cette distinction.
Napoléon après avoir dépouillé Rome de ses plus beaux ouvrages, voulait à présent la dépouiller de son plus grand artiste. Canova reçut de la part de l’empereur les plus honorables et obligeantes propositions de s’établir à Paris. Dans une lettre, le sculpteur italien déclina poliment l’offre. Mais il se rendit tout de même en France pour faire le buste de la nouvelle impératrice, Marie-Louise. Il arriva au mois d’octobre 1810 à Fontainebleau. De là, il se rendit à Paris. Devant Napoléon, il lui expliqua son impossibilité de quitter l’Italie.
- Paris est la capitale de l’art, il faut que vous y restiez, et vous y serez bien - rétorqua l’empereur-… c’est ici votre centre. Ici sont réunis les chefs-d’œuvre antiques ; il ne manque que l’Hercule Farnèse, et nous l’aurons aussi.
- Mais ne laisseriez-vous rien en Italie ?... interrogea l’artiste
A cela, il n’y eut pas de réponse.
De retour à Rome, l’académie Saint-Luc décerna à Canova le titre de prince de l’académie.
Quelques années passent, le rêve de Napoléon s’effondre. L’ex-empereur retrouve un second exil à Sainte-Hélène, le dernier cette fois-ci. L’aventure est terminée ; il ne reviendra plus.
L’anarchie régna à Rome de 1809 à 1814. Elle avait favorisé la déprédation, le détournement et le vol d’ouvrages antiques. A peine Pie VII rassit sur le siège pontifical, que Canova reprit sa place auprès de lui. Pour lutter contre les trafics, l’artiste rétablit l’académie d’Archéologie. Sans secours financiers du gouvernement, une fois de plus, il employa ses propres deniers pour empêcher cette académie de disparaître et protéger de cette manière les œuvres d’art.
Trop honoré, trop célèbre, trop estimé, trop de succès, éveillèrent contre lui, l’envie de certains. On l’accusa de plagiat, on l’accusa encore d’avoir collaboré avec l’ennemi. Devant de tels mensonges, Canova garda longtemps le silence. Il le rompit enfin et défia qui que ce fût de l’égaler dans sa fidélité au Saint-Père, et dans son zèle pour les intérêts de Rome et des Beaux-Arts. Ses détracteurs se turent. Lors de son troisième voyage à Paris, en 1815, le sculpteur reçut un accueil beaucoup moins chaleureux. Il venait, en mission diplomatique, présider, au retour en Italie des objets d’art « empruntés » par les Français victorieux lors des campagnes dans ce pays.
Depuis 1795, les chefs-d’œuvre flamands, hollandais, italiens, allemands et espagnols, trophées des campagnes militaires de la république et du 1er empire, affluaient sans cesse à Paris. Tableaux, statues, bronzes, camées, médailles, manuscrits et livres précieux remplirent, jusqu’en 1815, les musées français.
Après la chute de Napoléon, le congrès de Vienne décida que ces chefs-d’œuvre d’art et de science devaient être rendus à leurs propriétaires et aux villes dont ils faisaient l’ornement. En conséquence, les chefs-d’œuvre pris en Italie, en Allemagne, en Espagne et dans les Pays-Bas devaient être retirés du muséum de Paris (le futur musée du Louvre) et des autres lieux où ils pouvaient se trouver. Chaque nation nomma et envoya des commissaires chargés de cette récupération.
En France, les mêmes hommes qui avaient spolié, les plus faibles prétendaient à présent refuser au plus fort le droit de reprendre ce qui lui avait été pris lorsqu’il était le plus faible.
Au premier rang de ces hommes, le baron Vivant Denon, directeur général du muséum. Lui et d’autres tentèrent de rendre odieux le rôle des commissaires chargés par le congrès de Vienne de récupérer les oeuvres volées dans leur pays. Pour une raison ignorée, Denon s’acharna plus particulièrement sur Canova. Était-ce le mépris de l’ancien courtisan de Versailles, pour le fils d’un tailleur de pierres italien ou la jalousie pour un grand artiste étranger qui avait toujours protéger les oeuvres d’art de son pays ? Toujours est-il que Vivant Denon, va tout tenter pour humilier Canova et l’empêcher de remplir sa tâche. L’envoyé de Rome passa d’abord pour être le voleur de ce dont les Français avaient dépouillé Rome, ensuite pour un intrigant et un lâche, et pour finir pour un artiste pornographe qui ferait mieux de retourner à son travail que de jouer au commissaire des Etats du Vatican.
Louis XVIII replacé sur le trône par les puissances alliées, ne pouvait résister aux reprises des puissances étrangères. Il ne pouvait non plus heurter, par une coopération quelconque, les Français. Dans cette position ambiguë, le nouveau gouvernement français, ne pouvant s’opposer aux restitutions, se tint dans une neutralité, ou pour mieux dire une nullité absolue d’action, ne résistant et ne se prêtant à rien. Il laissait ainsi à Denon et à ses amis les mains libres pour régler cette affaire. Telle était alors l’esprit du moment en France, faussé par une longue habitude de prendre, que l’idée de rendre n’était plus comprise.
Pour s’opposer aux restitutions, on ferma le musée certains jours, on conseilla aux ouvriers de ne pas obéir à l’enlèvement des pièces, on cacha des objets. A l’extérieur, comme à la plus belle époque de la révolution, une populace excitée, rendait difficile le déménagement. On devait souvent recourir à une protection armée. Le directeur général recourait à mille subterfuges pour garder des œuvres qui ne lui appartenaient pas.
Il traitait avec dédain Canova, un personnage, selon lui, peu instruit.Contre Canova, le baron Denon demanda l’aide de son ami, le baron de Humboldt, ambassadeur de Prusse. Le diplomate devait décourager et rendre impossible la mission du représentant de Rome. Pour pouvoir continuer, Canova se vit obligé de demander l’intervention du congrès. Malgré tout, certains Français, et parmi eux des artistes, comprenaient fort bien l’inconfortable situation de Canova et le soutenaient.
La mauvaise volonté de l’administration à restituer les œuvres volées confrontait Canova sans cesse à de nouvelles tracasseries. Il protesta auprès du ministère contre le manque évident de collaboration des personnels du muséum. Le sculpteur, prince de l’académie de Rome, rappela qu’il était l’ambassadeur du pape. Alors, reprenant le mot de Talleyrand, méprisant, Vivant Denon lui répondit - C’est l’emballeur du pape, que vous voulez dire, oubliant que lui-même fut l’emballeur de Napoléon et qu’il s’était fait depuis receleur.
Pour récupérer les œuvres du Vatican, Canova fut à plusieurs reprises obligé d’invoquer le recours à la force militaire des alliés.
Les instructions de Canova, cependant, lui laissaient une certaine liberté de décision. Par elles, il était autorisé par le pape à faire des concessions. Ainsi, de négociations en négociations et malgré les mauvais rapports entre les parties, Canova finit, tout comme les aimables commissaires de Florence, par offrir au futur musée du Louvre plusieurs objets, qui modéraient la rigueur de sa mission. Il laissa ainsi à la France, la statue colossale du Tibre, la grande et belle Minerve colossale trouvée à Velletri. La Melpomène, le Tibère en toge, l’Auguste, l’Isis en marbre noir, le tombeau des Muses, le tombeau des Néréides, trois candélabres, le buste d’Homère, le Démosthène assis, le Trajan assis, une chaise rouge, deux sphinx, un trépied, un trépied d’Apollon, un autel rond orné de bas-relief, deux sièges de Bacchus et de Cérès, le tout estimé à 652.000 francs de l’époque. Joli cadeau de la part d’un « intrigant ».
Malgré les nombreux embarras de l’administration du baron Denon, Canova avait réussi à se faire restituer, 60 tableaux, 44 statues, 14 bas-reliefs et bustes, 4 bronzes, 16 vases étrusques, et quelques autres objets divers. Sa mission terminée, dégoûté, il fut impatient de quitter Paris.
A son retour à Rome, l’envoyé du pape fut dédommagé des « désagréments » parisiens. Il reçut bon nombre d’honneurs. L’académie Saint-Luc alla en corps à sa rencontre, le pape le reçut en audience solennelle et lui remit le diplôme de son inscription au livre d’or du Capitole. Le souverain Pontife le nomma marquis d’Ischia, avec une dotation de 3000 écus romains. Désintéressé, l’argent n’était pour lui que le moyen d’entreprendre de nouvelles œuvres, Canova consacra cette somme à l’encouragement des arts. Il fonda cinq prix annuels en faveur des élèves de l’académie de Rome. Il ne cessa toute sa vie d’aider les jeunes artistes de ses conseils et de sa bourse. Une de ses dernières occupations de sa vie fut l’érection d’une église à Possagno sur le modèle du Parthénon. Ce monument ne put être achevé avant sa mort, dans son testament il affecta des sommes considérables pour son achèvement.
Les travaux que Canova exécuta pendant trente années sont considérables. Il a laissé 53 statues, 12 groupes, 14 cénotaphes, 8 grands monuments, 7 figures monumentales, 2 groupes de grandeur prodigieuse, 54 bustes, 26 bas-refiefs, ainsi qu’une foule d’ouvrages non terminés. Bien que la sculpture n’absorbait pas tous ses instants, Canova ne se fit jamais aider dans ces travaux. Il peignit aussi, on connaît de lui vingt-deux tableaux, dont plusieurs de grande dimension.
Canova mourut à Venise le 13 octobre 1822, à l’âge de soixante-cinq ans. Toute l’Italie célébra avec la plus grande magnificence ses obsèques.Dans l’église Santa Maria Gloriosa dei Frari, à Venise, une pyramide en marbre de Carrare accueille son cœur. Ce monument funéraire fut sa propre création. Pour sa construction, l’Angleterre a fourni le quart de la dépense ; la France et l’Allemagne ont contribué pour un autre quart ; l’Amérique du Sud y a souscrit pour un peu, enfin, l’Italie et les villes vénitiennes ont fait le reste. Jamais talent ne reçut un plus vaste hommage international.
L’académie vénitienne des Beaux-Arts reçut sa main droite et Possagno, son corps.
« Ainsi le Praxitelles (sic) romain offre dans ses ouvrages, tous les caractères avec toutes les beautés. Quelle distance d’Hébé à Thésée, et d’Hercule aux Trois Grâces ! que d’élégance ici ; et là, que de vigueur ! Avec quel bonheur l’habile artiste passe des proportions les plus colossales, aux formes les plus délicates, d’où n’approche point ce que la nature même a de plus parfait…C’est le secret des grands maîtres. Michel-Ange a fait le Moïse et le Cupidon, comme Phidias avait fait le Jupiter Olympien et le bouclier de Minerve. » Tableau de Rome vers la fin de 1814 – Guinan Laoureins.