Libar M. Fofana, je m'étais promis de le découvrir en lisant notamment Le diable dévot, dont Raphaël et Hervé, amis blogueurs, avaient fait une présentation intrigante. Apprenant qu'il venait tout juste de publier un autre roman, L'Etrange rêve d'une femme inachevée, c'est sur celui-ci que j'ai sauté, quitte à remonter le courant de ses publications ensuite.
L'Etrange rêve d'une femme inachevée, titre non moins intrigant ; dédicaces qui auguraient une écriture délicieuse... Je me suis plongée avec avidité dans ce roman. Nous sommes à Kökouradji, un village de Guinée (Conakry), dans les années soixante. La population y est largement analphabète, ainsi, lorsque naissent dans ce village des siamois, et des siamois d'une curieuse nature, puisque l'un semble greffé au corps de l'autre par l'abdomen, la stupéfaction, la terreur et la supersitition mêlées provoquent instantanément un sentiment de rejet. Ces enfants sont considérés comme des "monstres", en premier par le père qui n'a pas même de peine pour sa femme, morte en couches dans des conditions aussi difficiles : "Une femme qui était capable d'engendrer de pareils monstres ne méritait ni sa compassion ni sa son pardon" (page 17). Incapable de faire face à ce qu'il considère comme une tragédie, lui qui "avait mis ses espérances de pauvre en la naissance d'un fils, comme le semeur porte les siennes en sa première moisson" (page 16), il s'enfuit, laissant à son frère, Biro, le soin de prendre une décision.
Pour ce dernier, la solution est claire : leur ôter la vie, mais certains s'interposent : ces enfants sont-ils vraiment une "oeuvre du diable" ? Ne peuvent-ils être considérés comme un miracle de Dieu, même si c'est un miracle "inachevé" ? L'un des enfants est formellement une fille, elle sera nommée Hawa, quant à l'autre, qui semble sortir de l'abdomen de sa soeur, son sexe est indéterminé, l'oncle hésitera à lui donner un nom. On prendra l'habitude de l'appeler Toumbou, ce qui veut dire "asticot". Elle se révèlera être une fille, comme le perçut la vieille Saran, la veuve sans enfant à qui elles seront finalement confiées, et qui les élèvera avec amour, bénissant le ciel de ce cadeau, elle dont l'utérus était resté infécond, en effet "le bonheur d'une mère n'est pas plus dans l'acte de donner la vie que dans celui d'élever et d'aimer un enfant." (page 22)
Le lecteur voit donc se dérouler sous ses yeux la vie de ces deux soeurs siamoises, partageant leurs humiliations, leurs interrogations, leurs émois, leurs rêves, au fil des âges. Mais peut-on rêver d'avoir un destin à soi lorsqu'on partage le même corps ? Les deux soeurs sont pourtant, indubitablement, deux individus différents, chacune avec son caractère, ses aspirations propres, forgées sans doute par leur situation physique : de ce point de vue, Toumbou est dépendante de sa soeur, n'ayant en fait que la moitié supérieure d'un corps féminin corps, encore que celui-ci peine à se développer, tout chez elle reste à l'état embryonnaire, comme ses deux bras qui ressemblent davantage à des moignons. Sa soeur, elle, a le monopole des déplacements puisque c'est elle qui porte les jambes. Hawa est en outre très belle de figure si bien qu'elle suscite bien plus la sympathie des gens qui voient Toumbou comme un parasite se nourrissant de la vie de sa soeur. Les frustrations de Toumbou se transforment en sarcasmes, même vis-à-vis de sa soeur qui demeure pourtant très maternelle avec elle. Toumbou mise sur les capacités de son esprit qui se développe de manière exceptionnelle à défaut d'avoir un corps entier ; elle rêve d'une carrière politique, tandis que Hawa (surtout lorsque survient l'adolescence) aspire à être une jeune fille comme les autres, capable de connaître l'amour. L'une est féroce, l'autre douce, chacune cherchant le meilleur moyen de se réaliser, d'être, d'exister :
Cette quête d'identité était en réalité une quête de place. Quelle place ai-je dans ce monde ? Les places, elles le voyaient, étaient attribuées par les autres, les gens en place, selon des critères esthétiques, morales, de nom ou de fortune dont elles ne pouvaient se prévaloir. Se sentant rejetées, elles se rapprochèrent l'une de l'autre. [...] Or un lien protecteur se transforme souvent en chaîne. Ce besoin vital qu'elles avaient l'une de l'autre s'avéra à la longue une souffrance. (pages 30-31)
Le destin de ces soeurs siamoises est très émouvant, leur quête reflète celle que chacun de nous porte en soi : nous nourrissons tous des ambitions, nous avons tous des rêves que nous parvenons plus ou moins à réaliser, mais nous avons, plus que tout, besoin d'être reconnus, d'être considérés par ceux qui nous entourent. Or la société prend un malin plaisir à nier l'existence de certains, lorsque ceux-ci ne correspondent pas à l'idée qu'elle se fait de ce qu'est un homme, de ce que c'est que la "valeur" d'un homme. La Valeur avec un grand "V", celle capable de nous racheter, de nous donner accès à la dignité humaine, ne serait-ce pas, finalement l'amour ? Cet amour capable de nous métamorphoser ou plutôt de révéler notre vraie nature aux autres.
Le roman se termine par une renaissance. Le "miracle inachevé" s'accomplit à la fin, laissant le lecteur méditer sur les caprices du destin ou sur les voies impénétrables de Dieu, c'est selon. Le texte est bien écrit, il est poignant sans être dénué d'humour. Très belle découverte !
Libar M. Fofana, L'étrange rêve d'une femme inachevée, Editions Gallimard, collection Continents noirs, 2012, 200 pages.