Je rage d'avoir laissé ma pelle chez moi. Depuis le début de la soirée, je me répète : faut que je passe à l'appart la récupérer. Mais les clients se succèdent et m'éloignent de plus en plus du fatidique objet. Et je suis là, dans ce stationnement de centre d'achat à Montréal-Nord calé jusqu'aux essieux. Je tente avec mes pieds d'ôter cette neige épaisse et trempe d'autour des roues pour m'extirper de là. J'ai les pantalons mouillés, la sueur me coule le long du dos et je pense toujours à cette maudite pelle bien au chaud dans mon portique.
Je retourne à bout de souffle m'asseoir dans le taxi. Je finis de boire mon reste de café froid et me tourne vers ma cliente qui n'a pas l'air de s'en faire outre mesure. Elle parle au téléphone et même si je ne comprends pas le créole, je me doute bien qu'il est question de moi. Je l'ai embarquée au métro Viau où je venais de déposer une autre cliente et c'est elle qui m'a demandé de passer par ce satané parking. Avec la neige qui faisait rage, je n'ai pas aperçu un trottoir de ciment enseveli. C'est en braquant à la dernière seconde pour l'éviter que je me suis embourbé. J'avance, je recule. J'avance, je recule. J'avance, je recule. Je réussis à faire bouger le taxi un peu, mais pas assez pour prendre l'élan nécessaire pour me sortir de cette mélasse.
Je me tourne donc vers ma passagère et lui dis de prendre le volant, question que j'aille pousser le véhicule.
— Mais je n'ai jamais conduit de ma vie!
— N'est jamais trop tard pour apprendre.
Je lui explique rapidement les rudiments de l'embrayage et me voilà à pousser comme un vieux boeuf après le taxi qui « spinne par dessour ». Je retourne ôter de la neige autour des pneus, mais je commence à me résigner. Ça fait une demi-heure que je m'échine et l'auto n'a parcouru qu'une demi-longueur. Ma nuit semble fichue. De retour dans le véhicule ma cliente est tout sourire. Je lui dis qu'elle pourra mettre chauffeuse de taxi dans son C.V. et malgré tout, je rigole avec elle. Je tente une dernière fois d'aller ôter de la neige et quand je reviens dans le véhicule, ma cliente me dit que sa cousine qui reste à deux rues de là, s'en vient nous porter une pelle!
Elle arrive quelques minutes plus tard et je la remercie d'avoir répondu à la pelle. Elle s'esclaffe tellement de bon coeur que je ne peux m'empêcher d'y mettre du mien à la tâche. Je pellette une dizaine de minutes, mais on reste toujours pris. Je suis trempe à lavette et je suis sur le point de tout abandonner quand arrive une remorqueuse. Il s'approche du taxi et me dis qu'il me déprend pour 40 $. Ce n’est pas donné, mais je ne suis pas bien placé pour négocier. Il accroche le taxi, me recule d'une vingtaine de mètres et me laisse là dans pas moins épais de neige. Je suis abasourdi. Le gars me dit que si j'ai encore besoin de lui, il n'est pas très loin et que ce sera un autre 40 $ ! Dans le genre rapace, j'ai rarement vu pire.
Comme de raison, je reprends mon élan pour sortir du stationnement et je m'embourbe de nouveau. Ça fait presque une heure que je niaise là. En plus de perdre du temps précieux d'ouvrage, je me fais voler de 40 $ et je ne suis pas plus avancé. Mes clientes sont aussi désemparées que moi. Elles restent avec moi, car je me voulais le chauffeur attitré d'une autre cousine qui n'arrive pas à se trouver de taxi pour aller travailler à l'hôpital Notre-Dame. Je tente alors une dernière fois de me sortir de là. J'empoigne de nouveau la pelle et fais le tour du taxi en libérant le plus possible de neige autour des pneus. Dans le fond du parking, la remorqueuse est toujours là et j'm'imagine bien le gars en train de rire dans sa barbe attendant que je lui demande une autre fois qu'il vienne me sortir de là. Je redouble d'ardeur sur la pelle et après une autre dizaine de minutes de pelletage intensif, je retourne m'effondrer derrière le volant. Je dis à mes passagères de faire une petite prière et m'élance de nouveau. Le taxi se met à bouger et j'arrive à lui faire prendre juste ce qu'il faut de vitesse pour l'amener vers la sortie du stationnement. J'ouvre ma fenêtre et pointe un doigt d'honneur vers la remorqueuse en criant dans l'auto: « Fuck you astie de towing à marde! » quand le taxi s'embourbe dans le dernier petit tas de neige qui me sépare du boulevard Pie IX. Merde...
J'imagine que les prières de mes clientes ont été plus fortes que mes blasphèmes, car j'ai réussi à me dégager du monticule et à me rendre jusqu'à chez elles. J'ai ensuite reconduit l'autre cousine jusqu'à l'hôpital, où une autre client m'attendait, puis un autre, puis un autre, puis un autre. J'ai failli resté pris encore une couple de fois dans la nuit. Mais j'ai réussi à garder le taxi en mouvement et permis à quelques âmes en peine de regagner leur port d'attache. Ma nuit s'est étirée jusque tard dans l'avant-midi. Difficile de se confronter à l'hiver de manière aussi intense. 16 heures d'ouvrage dans la pire tempête de l'année.
Dans la matinée, je débarque sur le plateau un couple qui sort d'un after-hour. J'en ai plus que ma dose et décide d'aller me coucher quand je vois deux dames qui agitent désespérément le bras en ma direction. Bon OK me dis-je, une dernière course puis j'arrête. Elles me demandent de les amener à Montréal-Nord dans un centre d'achat sur Pie IX... Je me demande pourquoi je n'ai pas été surpris de retourner dans mes traces! ;-)
Ce matin, j'ai mal partout, mais j'ai la tête remplie d'images incroyables. J'ai des dizaines d'anecdotes savoureuses à raconter. Celle-ci en était une parmi beaucoup d'autres. J'espère qu'elle vous a plu! Bonne fin d'hiver!