Représentations des étudiants Erasmus espagnols sur le français parlé en Belgique
Géraldine Bouillon et Luc Collès - Université catholique de Louvain – CRIPEDIS
(Louvain-la-Neuve, Belgique)
Porta linguarum, n° 10, 2008, p. 45-55
Chaque année, grâce au programme Erasmus, plus de 4.000 étudiants issus de diverses universités européennes viennent étudier durant un quadrimestre en Communauté française de Belgique. Parmi eux, de nombreux Espagnols choisissent plus spécialement de réaliser ce séjour à Louvain-la-Neuve. Compte tenu du rayonnement mondial de la culture française, le choix d’une région ayant la même langue que les voisins français fait émerger de nombreuses questions. Pourquoi choisir la Belgique? Les étrangers nous reconnaissent-ils une identité spécifique? Au terme de ce séjour, leurs représentations s’en trouvent-elles modifiées? Notre volonté d’étudier cette problématique est née à partir de questions sur les particularités du français parlé en Belgique et la manière dont elles sont perçues par les personnes de passage dans notre pays.
Cette recherche s’inscrit dans un mouvement d’intérêt pour l’étude des représentations au carrefour de plusieurs disciplines des sciences humaines (sociologie, psychologie et sociolinguistique) (Boyer & Peytard 1990, Zarate 1993, Moore 2004). Comme son titre l’indique, elle consiste en un travail descriptif et analytique. Nous avons vérifié s’il y a des correspondances entre les constatations des chercheurs et nos observations de terrain. Nous avons bien sûr dû délimiter le champ d’investigation afin de réduire l’ampleur de la recherche. Les personnes interrogées ont été choisies parmi les étudiants Erasmus espagnols ayant séjourné à Louvain-la-Neuve de septembre 2005 à janvier 2006. Nous nous sommes limités à onze étudiants. Une analyse qualitative fouillée de chaque questionnaire ne permettait pas d’augmenter ce nombre.
Afin de mener cette analyse à bien, il a fallu passer par un grand nombre de questions qui ont constitué autant d’étapes nous permettant de cerner au plus près les représentations de ces étudiants sur le français parlé en Belgique. Quelles étaient leurs représentations sur la langue française avant leur séjour? Pourquoi un étudiant espagnol décide-t-il de réaliser son séjour Erasmus dans un pays francophone? Pourquoi particulièrement en Belgique? Constate-t-il des différences entre le français parlé en Belgique et le français standard, entre les idées qu’il se forme sur les Belges et celles qu’il a des Français? Quelles implications ce séjour a-t-il sur ses représentations de la langue française? Estime-t-il que le français tel qu’il est parlé en Belgique est correct ou non? Nous avons tout d’abord étudié, d’un point de vue théorique, le fonctionnement des représentations et nous avons ensuite passé en revue les facteurs qui pouvaient influencer celles-ci.
Les représentations constituent un champ complexe dans la mesure où elles façonnent et sont façonnées par les rapports sociaux. Lorsqu’un locuteur entre en contact avec une langue étrangère, ce sont toutes les représentations sociales et langagières qui font surface. Entre alors en jeu tout l’univers socioculturel du locuteur, les représentations collectives figées sur sa propre langue ainsi que sur la langue étrangère, mais aussi l’écho qu’il y a entre ces représentations collectives et son expérience personnelle, son vécu en contact avec la langue étrangère lors d’un voyage ou lors d’un apprentissage, la réflexion qu’il a déjà eue à ce sujet (Muller et de Pietro 2004). Le discours répercuté par les médias, par sa culture sera-t-il plus “fort” que ce qu’il a déjà lui-même perçu par rapport à cette langue? Quel sera le poids de la doxa, de la tradition? Ceci explique que dans ce genre de contact, le locuteur puisse être submergé par les souvenirs, les impressions parfois contradictoires (lorsque le stéréotype contredit son expérience personnelle).
Dans le cas qui nous occupe, le premier facteur pouvant influencer théoriquement les représentations est le rapport de force entre le français et l’espagnol. Il n’y a pas, selon nous, d’inégalité flagrante entre les deux langues puisqu’elles font toutes deux partie du club des langues de très grande diffusion. Il y a bien sûr des différences : par exemple, l’espagnol concerne un nombre de locuteurs plus grand (392 millions d’hispanophones à côté de 129 millions de francophones) (Calvet 2002 : 138), mais en Europe, statistiquement et socialement, le français (qui représente 16,6% de la population de l’Union) a plus de reconnaissance que l’espagnol (10,6%). Et enfin, sur le plan des représentations, les deux langues, si elles n’évoquent pas du tout le même type d’images, ont toutes les deux une reconnaissance internationale importante (le français est la langue officielle de 30 pays, l’espagnol de 20).
Un deuxième facteur susceptible d’influencer les représentations des Espagnols sur le français parlé en Belgique est le rapport de chaque langue à la norme. Compte tenu du nombre de locuteurs de chaque langue et de la superficie sur laquelle ceux-ci sont répartis, il y a inévitablement des variétés dans chaque langue ainsi que des variations dans le monde. La question est de savoir comment les deux langues se sont comportées tout au long de leur histoire face à ces deux phénomènes. Les Espagnols ont été plus tardifs que les Français dans le souci de fixer la langue grâce aux académies, aux dictionnaires et aux grammaires.
En Espagne, la consolidation de la langue, qui empêcha sa fragmentation, fut l’œuvre de la seule littérature. Les hispanophones ont fixé leurs normes grammaticales par l’autorité et la renommée des grands écrivains. La conscience de cette unité linguistique fut aussi l’œuvre de la Réal Académia Española, appuyée par les académies correspondantes dans les pays latino-américains créées tout au long du 19e siècle (Alatorre 1995). Malgré le nombre de pays où est parlé l’espagnol, la compréhension entre un Madrilène, un Andalou, un Mexicain et un Argentin sera totale moyennant une adaptation du débit de parole et la traduction de certains termes (Herreras 2001). En ce qui concerne l’espagnol standard et les variétés d’espagnol, lors d’une enquête réalisée en 2002 (Lopez Franco 2005) auprès d’enseignants de français mexicains et portant sur les représentations sur leur propre langue ainsi que sur le français, la plupart estiment que les dialectes se valent tous, qu’il n’y a pas de hiérarchie. Ils perçoivent simplement l’espagnol d’Espagne comme une variété de l’espagnol parmi d’autres. Ils voient aussi les variations causées par l’influence des langues indiennes comme un élément positif. S’ils doivent vraiment donner une primauté à l’une de ces variétés, ce sera à celle parlée par le plus grand nombre : le colombien et le mexicain. On parlera donc de variétés pour l’espagnol mais en gardant à l’esprit qu’elles n’entraînent pas de jugements négatifs, ce qui est important pour comprendre l’attitude des étudiants Erasmus espagnols à l’égard des variétés du français.
En français, les variétés ont fait l’objet d’efforts importants pour atteindre la reconnaissance dans les discours officiels et dans les représentations des locuteurs (Dumont 1990). L’attention portée à la norme existe en France depuis les 17e et 18e siècles. A l’époque, tout ce qui est grammaire était considéré comme normatif. Au 19e siècle, par contre, avec le triomphe de la linguistique historique, il devient désuet de parler de norme. Dans l’entre-deux-guerres naît une opposition entre grammaire descriptive et grammaire normative. Avec le développement de la sociolinguistique, on en est revenu à cette réalité normative qu’on avait voulu réduire à une idéologie linguistique confondue avec le purisme. C’est surtout auprès des sociolinguistes francophones que s’est développée cette notion de norme. Il reste à voir comment, historiquement, on est passé d’une langue standard à l’acceptation des variétés du français (Baggioni dans Moreau 1997 : 217).
Au milieu du 18e siècle, le français est la langue la plus prestigieuse d’Europe : langue des Lumières, langue dans laquelle furent proclamés les Droits de l’Homme, langue de la diplomatie, langue des sciences et des techniques. Aujourd’hui, si le français garde une place privilégiée au niveau international, il a du mal à se remettre de cette perte d’hégémonie. En 1964 est créée la Fédération internationale pour la sauvegarde et l’unité de la langue française. Mais ce désir d’universalisme s’accompagnait du souhait du maintien de certains régionalismes. C’est qu’en effet s’est mise à surgir une certaine sentimentalité vis-à-vis de ces divers français, au nom de l’identité culturelle. Davantage d’études de particularismes locaux furent mis en place. Vers la fin des années soixante-dix, les dictionnaires français ont commencé à intégrer un certain nombre de régionalismes belges, suisses, québécois, africains présentés comme tels.
La manière d’apprécier ces variétés du français va se jouer au niveau des représentations. Les francophones ne peuvent s’empêcher de concevoir ces diverses variétés dans une hiérarchie au lieu de simplement les juxtaposer. Cette hiérarchie va s’opérer en attribuant à ces variétés différentes valeurs : élégance ou lourdeur, distinction ou vulgarité, froideur ou expressivité, distance ou connivence. Ces représentations ont plusieurs origines possibles : le discours des institutions, la culture linguistique ambiante, c’est-à-dire les stéréotypes, et l’expérience personnelle (Moreau 1999).
Dans les années ’70, de nombreuses institutions liées à la francophonie ont été créées. Cela a donné naissance à maintes études sur la caractérisation du français au sein de l’espace francophone, sur les notions de “français de référence”, de “français régional”, etc, et à des collectes de variations géographiques dans les aires de la francophonie. Furent alors rédigés de nombreux inventaires tentant de déterminer les contextes d’utilisation, les fréquences d’emploi, les origines des particularités régionales. Ces inventaires furent indispensables dans la mesure où ils légitimaient certains termes dont la stigmatisation marginalisait souvent les locuteurs qui les utilisaient (Marquillo Laruy 2001). Ainsi, avec le temps, il semble que l’insécurité linguistique se soit résorbée dans les communautés francophones dites “périphériques”.
Enfin, le dernier facteur pouvant influencer les représentations est le français tel qu’il est parlé en Belgique et la manière dont les Belges francophones appréhendent leur propre langue. Ceux-ci sont passés par une longue période de “honte de soi” vis-à-vis de leurs voisins français. Ce sentiment ayant été renforcé il y a vingt ans par le discours des grammairiens belges. Il n’en est plus question aujourd’hui, même si le Belge continue à se sentir inférieur au Français en ce qui concerne la maîtrise de la langue (Francard 1993 et Moreau 1999). Par ailleurs, comme nous le signalions plus haut, de nombreux dictionnaires ont adopté des “belgicismes” et toute variation est aujourd’hui reconnue officiellement comme légitime.
Ces sujets ont fait naître différentes questions. Lorsqu’ils considèrent le français, les étudiants espagnols Erasmus conçoivent-ils la France comme le pays de référence de cette langue? Ont-ils la même vision du rapport à la norme en français qu’en espagnol? Constatent-ils des variations entre le français qu’ils ont appris avant leur séjour et celui auquel ils ont été confrontés depuis qu’ils sont en Belgique? Après avoir vécu en Belgique, ont-ils toujours les mêmes représentations sur le français de France et le français de Belgique? A quoi peut-on attribuer ces différences? Le jugement des Belges par rapport à leur propre manière de parler le français est sévère. Les Espagnols ayant vécu en Belgique la jugent-ils de la même manière?
Pour plus de clarté, nous avons, pour le travail d’enquête, regroupé toutes ces questions en deux blocs formulés de la manière suivante:
1. Après avoir vécu en Belgique, les étudiants Erasmus ont-ils toujours les mêmes représentations sur le français de France et sur le français de Belgique ?
2. Par ailleurs, à la fin de leur séjour, quel est leur rapport à la norme linguistique en français ? Le même que celui qu’ils ont dans leur langue maternelle, l’espagnol ?
Il s’est alors agi de caractériser davantage le public concerné. Il convenait d’étudier quel type de formation les étudiants avaient reçu en français ainsi que les différents enjeux d’un séjour Erasmus sur le plan des apprentissages et des changements de représentations. Ce point a révélé que la formation linguistique initiale des étudiants espagnols interrogés n’a pas été de très bonne qualité, tant au niveau quantitatif – les deuxièmes langues étrangères, dont le français, sont fort mal loties dans les programmes espagnols – qu’au niveau qualitatif, les professeurs comme les élèves se plaignant du manque de moyens, et par conséquent de cours fort traditionnels et extrêmement théoriques (Herreras 1993).
Les différentes études réalisées au sujet du programme Erasmus (Murphy-Lejeune 2003 et Papatsiba 2003) ont mis au jour une euphorie et un engouement propres à cette expérience, mais également une occasion d’apprentissages à divers niveaux linguistique, culturel et humain : nécessité d’adaptation, découverte de la culture au quotidien mais aussi de la haute création culturelle comme de la multiculturalité du milieu de Louvain-la-Neuve, etc.
L’élaboration de notre questionnaire a été réalisée par thèmes : les renseignements pratiques, l’expérience antérieure au séjour Erasmus, les motivations à réaliser ce type de séjour, l’expérience pendant le séjour et l’avis des étudiants sur la langue et la culture du pays d’accueil. Il est évident que, lors de l’analyse des résultats, c’est ce dernier point qui a le plus retenu notre attention, mais il était indispensable de passer par les autres étapes afin de cerner correctement les personnes interrogées. Enfin, l’analyse des résultats ne peut se faire sans une mise en garde en ce qui concerne leur interprétation, notamment la production d’un discours non naturel que demande ce type de questionnaire ou la relation interviewer-interviewé.
La première chose à remettre en question est le type de discours que produit la personne interviewée ou qui répond à un questionnaire. Les étudiants expriment souvent ce que l’on attend d’eux, et moins ce qu’ils pensent vraiment. De plus, leurs réponses vont être influencées par l’image que le locuteur désire donner de lui-même et de sa culture. N’oublions pas que c’est en définissant une autre culture qu’un locuteur s’identifie à la sienne, en se différenciant de celle qu’il décrit. Aussi avons-nous veillé à avoir une attitude compréhensive et bienveillante à l’égard des locuteurs, afin de les mettre à l’aise et leur permettre de donner leur avis sincèrement. Enfin, il est très important de garder à l’esprit qu’il y a un décalage entre ce que les gens disent faire dans les questionnaires et les entretiens et ce qu’ils font réellement. Il faut donc distinguer les déclarations des usages. Autrement dit, il faut constamment replacer chaque élément dans son contexte.
Pourquoi ces étudiants ont-ils choisi Louvain-la-Neuve pour réaliser leur Erasmus? Ils sont neuf à citer l’apprentissage de la langue française et dix des raisons culturelles : diverses caractéristiques propres à la Belgique et notamment à Louvain-la-Neuve, à savoir le fait que Louvain-la-Neuve est une ville étudiante, que la vie y est moins chère qu’à Paris par exemple et que Bruxelles est le siège de l’Union Européenne. De plus, la Belgique étant un petit pays, on est rapidement hors de ses frontières pour visiter des villes de pays limitrophes comme la Hollande, le Luxembourg ou la France mais aussi l’Angleterre. Ils sont six à avoir voulu partir en Belgique pour sa situation géographique, au coeur de l’Europe, ou par intérêt pour les institutions européennes.
De nombreuses caractéristiques des discours de ces étudiants Erasmus corroborent les recherches antérieures comme, par exemple, une euphorie parfois sans réserve, la présence de nombreux stéréotypes dans la description de la culture de la Belgique francophone et de la France, un intérêt pour le tourisme culturel, etc. Mais cette analyse nous a aussi permis de fournir des éléments de réponses à nos questions de recherche.
Question 1 : Après avoir vécu en Belgique, les étudiants Erasmus ont-ils toujours les mêmes représentations sur la langue et la culture d’accueil?
D’après Jacqueline Billiez (1996), “Les expériences subjectives sont guidées par nos impressions phonétiques et graphiques”. Ceci explique pourquoi tant qu’ils ne l’étudiaient que dans une classe, les étudiants espagnols avaient beaucoup de difficultés à apprécier le français, la distance linguistique réelle et subjective étant trop importante. Une fois en Belgique, si la distance cognitive entre le français et l’espagnol reste la même, le contact entre les deux langues est agrémenté de sensations, d’émotions et le côté subjectif prend le pas sur les aspects cognitifs. L’apprentissage de la langue se faisant à travers la vie quotidienne, la langue elle-même devient familière pour ces étudiants, ils se l’approprient. C’est en tout cas de cette manière qu’ils en parlent. Il s’agit là d’une évolution importante au niveau des représentations. La langue française est passée d’une langue lointaine à une langue qui est leur. En ce qui concerne la culture du pays et de ses habitants, il y a également eu une importante évolution au niveau des représentations dans la mesure où les étudiants n’avaient presque aucune idée de la Belgique et de sa culture avant leur départ. Nous y reviendrons.
Question 2 : Les étudiants Erasmus espagnols considèrent-ils le français tel qu’il est parlé en Belgique par rapport à une norme française?
Notre analyse des représentations langagières et culturelles se base sur la technique des mots associés et sur celle des questions ouvertes. Concernant la langue française, il était demandé aux étudiants d’y associer les cinq premiers mots qui leur venaient à l’esprit. Nous avons classifié les réponses en quatre rubriques: l’audition de la langue, l’estime portée à la langue, les constats linguistiques, la culture et les souvenirs personnels. La plupart des qualificatifs concernent l’audition de la langue : “douce” est cité deux fois, “calme”, “agréable”, “qui plaît à l’ouïe”, “musicalité”, “tranquillité”, “jolie”. Certains termes touchent à l’estime que les étudiants confèrent à la langue : “élégant”, “politesse”, “délicat”, “amusant”, “BCBG”. Ensuite, des termes de constat sur la langue : “difficile” est cité deux fois, “facile à parler”, “pas beaucoup de gros mots”, “les verbes sont horribles”, “beaucoup d’exceptions”. Nous avons recueilli également des termes en rapport avec la culture liée à la langue française, ceux-ci étant intégralement cités par un seul étudiant : “révolution”, “histoire”, “voisinage”, “Europe”, “champagne”. Et enfin, on trouve quelques souvenirs personnels : “ma professeur de français à l’école”, “Amélie”, “Le petit Nicolas”.
Tous reconnaissent directement ou indirectement que des différences existent entre le français de Belgique et celui de France et qu’elles portent essentiellement sur le vocabulaire, sur les expressions et sur les accents, les intonations et les liaisons. Mais aucun étudiant n’émet le moindre jugement de valeur. Dans leurs représentations, c’est la géographie qui détermine cette variété et non une quelconque classification sociale. Donc, a priori, il n’y a pas pour eux une manière de parler qui soit plus correcte qu’une autre.
Nous pouvons cependant pousser l’analyse des résultats un peu plus loin en nous aidant pour cela de la théorie sur les représentations concernant la langue et la culture. Si l’on s’en tient à la classification que fait Lafontaine (1997 : 57), on note que les attitudes et les représentations linguistiques sont intrinsèquement liées et que les gens ont tendance à associer aux variétés dominées, non légitimes, un certain nombre de valeurs humaines (chaleur humaine, sympathie, solidarité…) et aux variétés légitimes des valeurs traditionnellement reconnues : le statut social, l’élégance, la féminité. Or, nous constatons, dans les réponses fournies dans nos questionnaires, que lorsqu’on demande aux étudiants leur avis sur la langue française, les termes qu’ils utilisent et que nous citons plus haut correspondent aux valeurs traditionnellement reconnues. Lorsqu’on leur demande leur avis sur les Belges, ce sont des termes tels que “gentils”, “aimables”, “accueil”, “différents”, “tranquilles”, “silencieux”, “liberté”. La synthèse des descriptions du Belge fait fortement penser à celle d’un “bon vivant”. Dans ce cas-ci, l’observation correspond aux valeurs humaines associées par Lafontaine aux variétés dominées.
On pourrait donc dire que, s’ils ne l’affirment pas clairement, le contenu des réponses des étudiants laisse tout de même penser qu’il y a une certaine classification dans leur esprit, sans doute inconsciente pour eux. Ils reconnaîtraient au français parlé en France une plus grande légitimité qu’à celui parlé en Belgique. Ceci n’est bien sûr qu’une hypothèse se basant sur le lien que fait Lafontaine entre attitude et représentation langagière. Nous n’affirmons pas que, pour ces étudiants, le français parlé en Belgique est incorrect, mais nous constatons que les qualificatifs qu’ils assignent aux Français et aux Belges correspondent respectivement à la classification que Lafontaine fait entre variété légitime et dominée. Une autre interprétation serait de dire que les étudiants espagnols constatent une hiérarchie latente entre Belges et Français, hiérarchie présente autant dans l’esprit des Belges que dans celui des Français. N’étant pas d’accord avec cette hiérarchisation, ils font tout pour la contredire, en donnant aux Belges des qualificatifs positifs et aux Français des qualificatifs négatifs ou neutres.
En ce qui concerne les termes associés au Français, il faut d’abord préciser que trois des étudiants n’ont jamais été en France, que quatre d’entre eux y sont allés uniquement quelques jours pour visiter, que trois y ont passé quinze jours et que l’une d’entre eux y est restée un mois. Leur vécu en France est donc relativement pauvre. Les différents domaines abordés sont les traits de caractère, la langue française et la culture dans un sens très large, incluant la politique. Au sujet des traits de caractère des personnes, deux étudiants qualifient les Français d’”indépendants”, deux autres de “fermés” et deux autres encore de “diplomatiques”. Les autres qualificatifs sont “individualistes”, “précis”, “avec personnalité”, “arrogants”, “méchants”, “méfiants”, “antipathiques”, “organisées”, “sérieux”, “bizarres”, “confiants”, “dragueurs”, “au-dessus des autres”, “se croient supérieurs”. Au sujet de la culture, “Paris” est citée quatre fois, sinon on cite également “la révolution”, “le bonnet”, “parfum”, “fromage”, “Villepin”, “Mitterrand”.
L’avis général qui ressort des traits de caractère attribués aux Français va de pair avec la raison pour laquelle ces étudiants ont choisi la Belgique comme destination Erasmus. En effet, ils avaient à ce stade du questionnaire déjà laissé entendre qu’Espagnols et Français ne s’entendaient pas. Pourtant, apprendre le français était pour eux primordial. Il semblerait que malgré leur intérêt pour le français, les étudiants espagnols ont d’importants a priori sur les Français. Il semble qu’en dehors d’un séjour prolongé en France ou d’une rencontre plus personnalisée avec des Français, rien ne puisse changer ce stéréotype profondément ancré en eux.
Donc, en ce qui concerne les qualificatifs donnés aux Belges et aux Français, ceux-ci sont positifs pour les Belges et négatifs pour les Français. Sans doute aurait-il été intéressant de faire réaliser cette étude par un chercheur français pour constater dans quelle mesure les étudiants sont influencés par la nationalité du chercheur. Il ne faut pas oublier l’engouement qu’ils ressentent lorsqu’ils partent en Erasmus vis-à-vis de tout ce qu’ils découvrent. Tout est nouveau pour eux, different; l’expérience de vie est dépaysante et souvent remplie de rencontres importantes ou de moments de fête euphoriques. Cela pourrait expliquer les qualificatifs positifs donnés à la Belgique et les qualificatifs négatifs donnés aux Français, surtout quand on sait le complexe d’infériorité que les Belges éprouvent à l’égard des Français et le complexe de supériorité que ceux-ci éprouvent à l’égard des Belges. Les réponses fournies donnent le sentiment que les Espagnols veulent systématiquement remettre les Français à leur place. A cela s’ajoute que la Belgique, plus petite à côté du géant français, semble avoir besoin d’un appui, d’être remontée dans l’estime. Non pas l’estime des Espagnols, qui n’avaient pas vraiment d’avis sur les Belges avant de partir, mais bien dans celle des Français. L’engouement pour une expérience hors du commun qu’est Erasmus, un sentiment a priori défavorable à l’égard des Français, ces mêmes Français un peu moqueurs à l’égard des Belges, ces quelques coups de crayon permettent de comprendre un résultat aussi inégal entre la culture belge et la culture française dans ce genre d’enquête.
Sur le plan des changements d’opinion concernant la Belgique, c’est-à-dire concernant la culture, le pays et les hommes, ils sont quatre à dire qu’ils ne connaissaient rien de la Belgique avant de partir, à part sa situation géographique, et donc qu’ils ont tout découvert sur le terrain. Une seule étudiante pense que l’Erasmus n’a rien changé sur les idées qu’elle avait de la Belgique : “beau pays et culture intéressante”. Deux étudiants avaient des a priori comme le fait de penser que les Belges étaient froids ou plus sérieux mais ils disent avoir découvert le contraire. Une étudiante ajoute que la Belgique est un “enchantement”. Elle cite à l’appui un sentiment de sécurité (elle n’a pas autant peur des vols qu’en Espagne) et affirme qu’en Wallonie, tout le monde est accepté, que l’on peut avoir des amis de couleur de peau différente sans que cela pose problème. Elle pense que c’est notamment grâce à l’installation des institutions européennes que la Belgique jouit d’une telle multiculturalité. A la fin de leur séjour, deux étudiants pensent connaître mieux la culture belge d’une manière globale, et pour le reste, il s’agit de petites découvertes : les Belges font beaucoup la fête, ils sont fort ouverts aux étrangers.
Terminons en disant que dans ce type de recherche, il serait intéressant, mais hélas plus difficile à réaliser, d’interroger par la suite les mêmes étudiants rentrés dans leur pays d’origine depuis un an par exemple. Ainsi pourrait-on constater si, une fois quelque peu retombée l’euphorie qu’implique une telle expérience, les représentations sur le français et les Belges francophones restent aussi fortes et positives.
Références bibliographiques
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Marquillo Laruy, M. (2001). Le français “d’ailleurs” : d’une variation à l’autre. In Le français aujourd’hui, n°132, janvier, Le français vu d’ailleurs. Paris.
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Papatsiba, V. (2003). Des Etudiants européens. “Erasmus” et l’aventure de l’altérité. Berne : Peter Lang (“Langues, sociétés, cultures et apprentissages”).Zarate, G. (1993), Représentations de l’étranger et didactique des langues. Paris : Didier (“CREDIF essais”).
ANNEXE
Questionnaire sur la langue et la culture du pays d’accueil des étudiants Erasmus en Belgique
1. Renseignements pratiques
Nom, prénom, lieu et date de naissance, études, année d’études.
2. Expérience antérieure au séjour Erasmus
a. Avez-vous séjourné dans un pays ou une région francophone avant votre Erasmus? Si oui, lesquels et durant combien de temps?
Exemple : Québec : 2 mois.
b. Avez-vous eu des contacts avec des personnes francophones lorsque vous viviez en Espagne? Si oui, à quelle fréquence “jamais (J), rarement (R), parfois (P), souvent (S), très souvent (TS)”?
Exemple: Une amie française (R)
c. Avez-vous suivi des cours de français à l’école ou en dehors de l’école? Si oui, pendant combien de temps, à quelle fréquence et il y a combien de temps?
Exemple : Les six mois avant de faire mon Erasmus, 3 heures par semaine.
d. Avez-vous eu des contacts avec le français durant vos loisirs en Espagne? Si oui, à quelle fréquence “jamais (J), rarement (R), parfois (P), souvent (S), très souvent (TS)”?
Exemple : Ecouter de la chanson française : oui, R.
Ecouter de la chanson française :
Regarder un film en français :
Regarder la télévision en français :
Lire un livre en français :
Lire un journal en français :
e. Avez-vous eu des contacts avec le français dans le cadre de vos études (en dehors des cours de français proprement dits)? Si oui, à quelle fréquence “jamais (J), rarement (R), parfois (P), souvent (S), très souvent (TS)”?
Exemple : Lire un texte de spécialité en français (R)
3. Motivations de réaliser un séjour Erasmus
Selon quels critères avez-vous choisi de partir en Erasmus?
Indiquez les critères dans l’ordre décroissant de leur importance :
- le plus important :
- critère supplémentaire 1 :
- critère supplémentaire 2 :
- le moins important :
Selon quels critères avez-vous fait votre choix de destination de séjour Erasmus? Indiquez les critères dans l’ordre décroissant de leur importance :
- le plus important:
- critère supplémentaire 1 :
- critère supplémentaire 2 :
- le moins important :
4. Expérience pendant le séjour Erasmus
Répondez par “ jamais (J), rarement (R), parfois (P), souvent (S), très souvent (TS) ”
a. Dans quelles circonstances avez-vous des contacts avec la langue et la culture françaises :
- Aux cours de l’université ;
- Avec des amis de cours ;
- Dans la vie pratique (magasins, gare…) ;
- Avec vos colocataires ;
- A la television ;
- En lisant les journaux ;
- En écoutant de la musique ;
- En écoutant la radio ;
- En allant au cinema ;
- En allant à des spectacles ;
- Sur Internet ;
- En lisant des revues ;
- En allant au musée ;
- En lisant des livres, des BD.
b. Avez-vous des contacts avec des personnes francophones en dehors des propositions citées ci-dessus ? Si oui, dans quel contexte et à quelle fréquence : “ jamais (J), rarement (R), parfois (P), souvent (S), très souvent (TS) ” ?
c. Suivez-vous des cours de français ? Si oui, pour combien de temps, dans quel cadre (où) et à quelle fréquence (heures/semaine) ?
d. Dans quelles proportions parlez-vous français sur une journée? Donnez un pourcentage approximatif.
Exemple : 50%
5. Votre avis sur la langue et la culture du pays d’accueil
a. A quoi vous fait penser le mot “français” (la langue française)? Donnez les cinq premiers mots qui vous viennent à l’esprit.
b. Au terme de votre séjour Erasmus en Belgique, croyez-vous qu’il y ait des différences entre la langue française telle qu’elle est parlée en Belgique et telle qu’elle est parlée en France? Si oui, lesquelles, selon votre expérience?
c. A quoi vous fait penser le mot “Belge”? Donnez les cinq premiers mots qui vous viennent à l’esprit.
d. A quoi vous fait penser le mot “Français” (la personne d’origine française)? Donnez les cinq premiers mots qui vous viennent à l’esprit.
e. Au terme de votre séjour Erasmus en Belgique, croyez-vous qu’il y ait des différences entre la culture belge et française? Si oui, lesquelles, selon votre expérience?
f. Qu’est-ce qui a changé dans vos idées sur la langue française au terme de votre séjour Erasmus en Belgique?
g. Qu’est-ce qui a changé dans vos idées sur la Belgique (le pays, la culture, les gens) au terme de votre séjour Erasmus?