Depuis la Déclaration universelle de 1948, les conventions internationales , les textes de loi et les institutions se sont multipliés, esquissant l’image d’un progrès constant et inéluctable des droits de l’Homme. L’histoire, pourtant, est moins euphorique. Des obstacles majeurs continuent à se dresser sur le chemin des droits et des libertés et, à tout moment, des acquis sont défaits et de brusques retour en arrière entaillent des principes que l’on croyait fermement établis. Ces dernières années, le mouvement démocratique a dû affronter un véritable backlash : la résurgence des autoritarismes, l’effondrement de certains Etats dans le chaos et la guerre, la montée en puissance des intégrismes religieux, l’explosion des inégalités sociales, l’obsession de la « micro-différence » ethnique ou nationaliste.
Les femmes sont particulièrement victimes de ces blocages et de ces régressions. Dans un nombre important de pays, de l’Arabie saoudite à la Gambie, du Pakistan à l’Egypte, elles subissent des politiques de discrimination organisées et cautionnées par des Etats, membres pourtant des Nations unies dont la Charte les engage « à proclamer leur foi dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des femmes et des hommes ». Des lois officialisent leur statut d’infériorité et leur vulnérabilité. Des institutions publiques censées protéger des droits fondamentaux se chargent d’en organiser la transgression.
Dans les Etats faillis et les zones de guerre, les femmes sont aussi les premières touchées. De l’ex-Yougoslavie au Darfour, dans les territoires sans loi de l’Est de la RDC, le retour à l’état de jungle a débouché sur la prolifération de groupes criminels et de milices prédatrices qui pratiquent un « terrorisme sexuel » massif contre les femmes. Les atrocités perpétrées « visent la destruction physique et psychologique complète des femmes », notait en juillet 2007, Yakin Ertürk, rapporteure spéciale du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies. Elles visent aussi à briser, par la barbarie et l’humiliation, des communautés tout entières. Les femmes sont également victimes de l’indifférence coupable des Etats. Une grande partie de la violence prend place, en effet, dans la sphère privée de la famille ou de la communauté. Les femmes sont l’objet, chez elles, de coups, de viol, d’inceste. Elles y sont soumises à des pratiques traditionnelles comme les mariages précoces et imposés. Elles sont menacées par les crimes d’honneur. Dans des pays comme la Chine, le Pakistan, l’Inde, elles sont contraintes de pratiquer le foeticide et l’infanticide contre leurs propres petites filles.
Les violences faites aux femmes au sein de la sphère privée sont, pourtant, une « affaire d’Etat ». Lorsque des droits aussi fondamentaux sont violés, « charbonnier n’est plus maître dans sa maison ». Le droit international impose, en effet, aux autorités d’exercer la diligence due pour prévenir la violence, poursuivre et sanctionner ses auteurs, et réparer les préjudices subis par la victime. Les Etats détournent le regard non seulement en raison de normes culturelles ou sociales, mais aussi parce que la soumission de la femme est l’un des étais de leur pouvoir. Dans nombre de régimes autoritaires, la discrimination et la violence domestique sont utilisées comme des instruments de contrôle politique et social. « Certains Etats laissent faire car la violence domestique réduit la rébellion publique, écrit le quotidien algérien El Watan le 17 février 2007. Le « droit de violence » sur celles-ci restera la soupape de sécurité pour vider de son sens politique toute revendication des citoyens à maîtriser leur existence ». Bats ta femme et protège le tyran…Crédit photo: Sarasita / Flicker.com Cette « privatisation » des abus est renforcée par la prétention de placer des prescrits religieux, le « droit à la différence » ou le respect de la tradition au-dessus des principes les plus essentiels. Ces dernières années, le relativisme culturel et la contestation de l’universalisme des droits de l’Homme ont fait un retour en force sur la scène internationale et les femmes sont directement visées. Pour ceux qui se réclament de ces « identités meurtrières », les infanticides, les mutilations génitales, les lapidations ou la polygamie sont des revendications légitimes face au « rouleau compresseur » de l’occidentalisme ou de la globalisation. Ils remettent ainsi en cause un principe fondamental et intangible. Si dans nos sociétés bousculées par la mondialisation, il faut constamment réfléchir au mode d’articulation entre l’universel et le particulier, cette équation ne peut jamais fragiliser le socle de principes essentiels qui, selon l’expression de Mireille Delmas-Marty constitue le « droit commun de l’humanité ». « L’excision, par exemple, est présentée comme une tradition, notait Pierre Sané, ancien secrétaire général d’Amnesty International et actuel sous-directeur général de l’Unesco, mais elle ne sera jamais reconnue comme un droit car elle viole l’intégrité et la dignité de la personne humaine ». Victimes de l’archaïsme, les femmes le sont aussi, très souvent, d’une modernité mal maîtrisée. Le trafic sexuel s’est globalisé. Dans certaines régions, les violences ont atteint le niveau d’un féminicide : les assassinats de centaines de femmes dans la ville frontière de Ciudad Juarez au Mexique attestent de la brutalisation du monde dans ces zones où se télescopent la mondialisation industrielle, les dislocations sociales, la culture du machisme et l’impunité. Les inégalités se globalisent. Comme le décrivent Barbara Ehrenreich et Arlie Russell Hochschild dans leur livre Global Woman, la libération des femmes du Nord se fonde en partie sur le travail et souvent même sur le « capital de tendresse » des nounous, garde-malades et employées de maison venues des banlieues du monde. Crédit photo: Michelle Brea / Flicker.com Arrivée au carrefour de l’égalité, la politique économique des 30 dernières années a guidé de nombreuses femmes vers la réussite professionnelle mais a aussi entrainé beaucoup d’autres dans une nouvelle précarité. « L’attaque contre l’Etat-Providence menée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, écrit Micheline Ishay, directrice du programme des droits de l’Homme de l’Université de Denver, a débouché sur une dégradation des conditions de vie, en particulier des mères célibataires, de plus en plus condamnées à tomber en dessous du seuil de pauvreté ». Grandes conquêtes. Echecs. Obstination. La « condition féminine » est une allégorie du combat général pour les droits humains. « La violence contre les femmes, note Irene Khan, secrétaire générale d’Amnesty International, n’est pas inévitable. Comme l’esclavage, comme l’apartheid, elle peut être éradiquée ».