« Un réactionnaire est un somnambule qui marche à reculons »
Franklin D. Roosevelt
Ils sont là, tapis dans le moindre recoin du peu de lieux où on voit encore des débats, et ils sont partout comme le disait un journal des années 30 qui a plus fait pour le fascisme que Scarlett Johanson pour l’érection inopinée. Leur faible nombre à l’échelle médiatique est inversement proportionnel à leur pouvoir de nuisance. Il faut dire qu’ils braillent comme des poissonières pour répandre leur fiel sur la Nation qui dépérit, la décadence des moeurs, le respect qui se perd, et les frontières qui fuient comme une petite culotte d’écolière à un concert de Christophe Maé. Les réacs sont de retour; ils n’étaient pas partis bien loin, mais ils ont senti le vent tourner en leur faveur, et attirés par le fumet de l’antilope progressiste, ils ont aiguisé leurs crocs et leurs griffes, et ils mordent autant qu’ils jappent, n’attendant que le moment propice pour déchirer la jugulaire du pauvre bovidé, car tiens donc, l’antilope est un bovin, et elle est en train de me pourrir ma métaphore libertaire, la sale bête. Tant pis, poursuivons notre récit.
Les presque jumeaux à têtes de fouine, Eric Zemmour et Robert Ménard, le faux dandy Eric Brunet, la très bruyante Elisabeth Levy, accompagnés d’une bonne part des partis de droite, des associations catholiques qui reprennent du poil de la bête immonde (je dis catho parce que ce sont les derniers à nous avoir brisé les esgourdes, mais ça vaut pour toutes les boutiques concurrentes) et même nombre d’artistes se roulent dans la fange conservatrice pour que surtout rien ne change, et si on peut même revenir un peu au Moyen Age, ils ne viendront pas s’en plaindre. L’oasis commun à tous ces chameaux, c’est le Figaro, où la liberté de blâmer est légèrement hémiplégique puisqu’elle tire toujours sur le côté gauche. Or, comme à gauche on tend à affubler de l’infâmant épithète de « facho » tout ce qui ne rentre pas dans la croyance sociale-démocrate ou extrême-gauche productiviste, le réac cristallise sa peur du progrès (et sa haine de soi) sur le « bobo ».
Que reproche t-on exactement au bobo, cette entité mystérieuse apparue sous la plume de David Brooks pour remplacer le terme yuppies qui voulait dire la même chose? Certainement pas d’être bourgeois, encore que par passéisme rétrograde, odieux pléonasme que je n’utilise que pour renforcer l’assertion, de nombreux réacs pourraient vouer le bourgeois aux gémonies au profit de l’aristocrate. Ces tristes sires ne présentent pourtant pour la plupart aucune ascendance nobiliaire, mais sont tellement masochistes qu’ils mettraient eux-même le verre pilé et les clous rouillés sur le fouet si celui-ci était manié par un Monsieur ou une Madame De. Sombres, maussades et ténébreux imbéciles qui détestent le marquis Sade parce qu’il cotisait à la section des Piques, mais qui tiennent sa liberté sexuelle fondée sur le viol pour la panacée du libertinage. La critique de droite du bobo tient donc au deuxième « bo », à l’aspect bohême du bonhomme. Par bohême, il ne faut pas comprendre que le bobo est nomade et se déplace qui en caravane, qui en traîneau, ou en Pataugas, tracté par un idéal et un rêve insaisissable. Non, le réac reproche au bobo d’avoir quelques idées de gauche, d’avoir souvent des engagements associatifs, d’avoir une carte d’électeur et de savoir précisément dans quelle poubelle on place ses déchets avec la même force de conviction que le ministère de l’Intérieur retape les circonscriptions pour annihiler cette engeance. Et pire que tout, le réac lui reproche son attrait pour la culture, alors que lui voudrait que la culture reste un patrimoine aussi mort qu’une cathédrale et réservé à une élite avertie. Salauds de bobos qui vont au théâtre au lieu d’être des chômeurs inscrits ou en sursis comme tout gauchiste droit de l’hommiste qui se respecte.
Cela dit, à gauche aussi le bobo a mauvaise presse. Dans la gauche de centre-droit, quoiqu’on sache que le bobo est un client fidèle, on tente de le requalifier en « classe moyenne », comme le fait Sarkozy depuis sa dernière mue en tout petit père des peuples. Car bien que le bobo défende généralement (de loin) des idéaux généreux, il est l’enfant de son époque et se meut avec aisance dans le monde de l’entreprise capitaliste; il se trouve rarement dans les cortèges de manifestants tant il dédaigne la fréquentation des usines. Comme les candidats de la presque gauche citée en première ligne de ce paragraphe en dehors des périodes électorales. Et à l’extrême gauche, ce n’est guère mieux; le bobo refuse de revêtir l’uniforme du soldat de la lutte des classes, d’autant plus que ses loisirs et ses préoccupations sont bien trop éloignées du quotidien du prolétaire souffreteux qui nourrit lentement son cancer à l’usine et dans les champs pour qu’on en fasse un allié objectif. Idem chez une certaine frange des anarchistes qui ne lorgnent rien d’autre que leur nombril et la gloire de la cause, préfèrant crever les yeux de Chimène qu’ils ont pour cette catégorie socio-professionnelle dans le grand élan de morale du ressentiment qui alimente la rhétorique gauchiste depuis des lustres. Suis-je en train de postuler qu’on trouve aussi des réacs au centre et tout à gauche de l’échiquier politique? Eh bien non seulement je postule, mais j’affirme avec conviction et enthousiasme.
Tout à leur haine du dandysme et de l’affirmation de soi, tout à leur goût pour l’esthétique plutôt que pour la beauté, à leur tropisme quasi-théologique à la pureté idéologique, et tout à leur amour infesté de morale pour le travail rédempteur, réacs de droite et de gauche se sont trouvé une cible commune à l’intersection de leurs valeurs morbides prétendument opposées, et assez mal circonscrite pour ne vexer personne. Reviens Oscar Wilde, ils sont devenus fous.