Ventriloquie, poupées et fantômes

Publié le 25 février 2012 par Marc Lenot

Marnie Weber, the Truth Speakers, girl with copper dress and gold trim, 2009

La troisième édition du Nouveau Festival au Centre Pompidou (jusqu'au 12 mars) est dédiée aux glissements, aux marges, à l'étrangeté, au spiritisme : c'est un sujet dangereux, car il peut aisément entraîner vers le spectacle, le show, le trop-plein d'effet, la pseudo-découverte d'un théosophe inconnu, ou la mise en scène exubérante et simpliste. La première impulsion, quand on pénètre dans l'Espace 315, est de ressortir aussitôt, confronté à ces trop prévisibles poupées adolescentes sagement assises sur des bancs et contemplant leur image (pour une raison que je n'ai pas comprise, je ne peux pas vous ne montrer de photos de cette installation) : une étrangeté de mauvais aloi, qui ne va guère au delà de sa pure représentation. Les spectacles de Gisèle Vienne ont sûrement une dimension tragique plus prenante, cruelle et fantasmée, mais cette simple installation distrait mais ne convainc pas, pas plus que la marionnette parlante (animatronique) à l'arrière-plan.

Jeff Wall, A ventriloquist at a birthday party in october 1947, 1990

Heureusement qu'après, ça se corse. Il y a d'abord une superbe exposition (due à Paul Bernard) sur la ventriloquie, de ses origines sorcières au libertinage de Diderot (les bijoux indiscrets) à Jeff Wall, avec beaucoup de pièces sur la voix dissociée du corps, trompeuse car invisible, prenant possession d'un autre, inlocalisable. Entre machine à parler, téléphone, cabine Leslie, 'Le Dictateur' en langage des signes, et cette statue hurlant en silence (en haut, de la série The Truth Speakers de Marnie Weber), on ne sait trop où donner de l'oreille et c'est déroutant à souhait, troublante illusion.

Samuel Beckett, Not I, vidéo photogrammes, 1972

Il faut ici s'abstraire un peu du brouhaha, se placer exactement sous le petit haut-parleur suspendu au plafond, fixer l'écran sans se laisser distraire par qui que ce soit, et tenter d'écouter les douze ou treize minutes de Not I de Samuel Beckett: une bouche seule, émergeant à peine de l'obscurité qui cache le reste de la tête, du corps de la femme qui parle. Elle parle à toute vitesse, sa voix se rompt parfois dans un rire ou un cri, ses lèvres bougent sans cesse, comme un tir de mitraillette, comme un vagin ou un sphincter devenus fous. De cette logorrhée ressort, si on est très attentif, l'histoire traumatique d'une vieille femme abandonnée, quasi réduite au silence, étrangère à sa propre histoire.

documentation céline duval, L'architecte, 2011

La salle suivante m'a aussitôt conduit à la librairie du Centre pour relire W. G. Sebald, autour de qui Valérie Mréjen a construit  un ensemble plus allusif que documentaire (mais les quatre vitrines montrant photos et notes de l'auteur sont aussi très intéressantes). On est pris là dans un univers de coïncidences, d'échos lointains, de souvenirs enfouis, de brouillages, de signes du hasard, de 'chasse aux fantômes'. On est accueilli par cet Architecte de documentation céline duval, construction dérisoire de cartes pour un clin d'oeil au destin. On rebondit sur les Origami de Maïder Fortuné, infini de formes à partir de rien, figures défaites, mémoires de pliage. Et (une fois n'est pas coutume), j'ai été saisi par les Frozen Frames de Camille Henrot, treize photogrammes de 'La Nuit des Morts-Vivants' grattés, repeints, transformés, réinventés, un autre effort de creuser la mémoire.

Camille Henrot, Frozen Frames, 2005

Frantisek Kupka, Le temps passe, 1920-21

Les deux dernières salles sont moins convaincantes à mes yeux, mais recèlent quelques pépites. La tentative de Pascal Rousseau d'investiguer la quatrième dimension à partir de la série 'Les Mystères de l'Ouest' tombent un peu à plat : découverte d'un théosophe inconnu, pièces d'illusionnistes, cercles ésotériques et pseudo-mandalas, notes absconses de Duchamp (mais il fallait bien le caser pour un peu de légitimité), roulotte foraine 'pour remonter le temps',... On se croirait au Palais de Tokyo ancienne formule ! Heureusement, il y a un très beau Kupka, Le temps passe.

Morton Bartlett, Enfant sur une chaise, 1936-1965

Quant au cabinet de curiosités composé par Gisèle Vienne, Dennis Cooper et Bernard Blistène, outre quelques dessins plus ou moins pertinents, on y voit une belle méduse flottante de Bruno Pelassy, mais surtout on y découvre Morton Bartlett, qui, pendant 27 ans fabriqua des petites poupées d'adolescent(e)s et les photographia dans des positions variées (celles montrées ici sont très sages, il y en a de plus étranges). Orphelin pauvre (mais éduqué à Exeter et à Harvard), célibataire endurci, photographe de boutique, il se construisit ainsi un monde à lui, une famille virtuelle, confortable et fantasmée; son oeuvre ne fut découverte qu'après sa mort (un Darger moins misérable, moins sombre, moins violent, dirait-on). Il n'y a ici que six photos en noir et blanc et deux poupées vêtues de rouge; cette construction fantasmatique d'un

Morton Bartlett, Jeune fille lisant assise dans un fauteuil, 1936-1965

monde, cet oeuvre de toute une vie (en fait, il s'arrêta en 1963 ou 1965, près de trente ans avant sa mort), cette fenêtre ouverte sur un mystère insondable donnent envie d'en savoir plus. Tellement plus fascinant que les trop lisses poupées de la première salle !

Morton Bartlett, Fillette, 1936-1965

Sinon, il y a bien sûr des conférences, des films, des retournages de films disparus par Guy Maddin, des jeux avec Elie During et Julien Prévieux, etc.

Photos 4, 5, 6 & 9 de l'auteur. Kupka étant représenté par l'ADAGP, la reproduction de sa toile sera ôtée du blog au bout d'un mois.