LA FOLLE, d'après Maupassant

Publié le 25 février 2012 par Dubruel


Je me rappelle cela comme d’hier.

Il gelait à fendre les pierres.

Les prussiens défilaient.

Leurs chefs distribuaient

Leurs hommes aux habitants.

J’en eus dix.

Ma voisine, la folle, en avait six

Dont un commandant,

On avait prévenu l’officier :

-Cette femme est indisposée.

Il ne s’en inquiéta pas.

Mais bientôt la dame l’irrita.

Il s’informa plus avant de la maladie.

On lui répondit :

-Elle est couchée depuis quinze ans

Par suite d’un chagrin violent.

Il n’en crut rien.

Il pensait qu’elle détestait les Prussiens

Au point de ne pas vouloir les héberger

Ni même leur parler.

Il voulut la voir. On le fit entrer :

-Che vous prierai,

Matame, de fous lever.

Elle tourna vers lui des yeux délavés.

-Si fous ne fous levez bas de pon gré

Che fous ferez

Bromener de force temain.

Le lendemain,

La servante voulut l’habiller,

Mais la folle se mit à hurler.

Aussitôt l’officier monta

Et la bonne, à ses genoux, cria :

-Elle ne veut pas.

Monsieur, elle ne veut pas.

Le commandant

Donna des ordres en allemand.

Et l’on vit sortir des soldats

Qui soutenaient un matelas

Comme on porte un blessé.

Derrière le lit qui se balançait,

Un homme portait des vêtements féminins.

Se frottant les mains,

L’officier prononça :

-Si fous ne foulez pas

Vous hapiller, Nous ferrons

Une bétite excursion.

Le cortège a viré

En direction du bois de Vaule.

Deux heures après,

Les soldats revenaient seuls.

On ne revit plus la folle.

Qu’en avaient-ils fait ?

Où avaient-ils portée l’aïeule ?

On ne le sut jamais.

La neige tombait.

Les loups hurlaient.

La pensée de cette femme perdue me hantait.

Je fis des démarches auprès de l’autorité.

En vain.

Le printemps revint.

La maison de la folle restait fermée.

L’herbe drue poussait dans les allées.

À l’automne suivant, à la chasse,

Je tuais une bécasse

Qui disparut dans un fossé.

J’allais pour la ramasser

Quand je tombais sur des ossements.

Le souvenir de la folle me vint subitement.

Les Prussiens l’avaient abandonnée.

Les loups l’avaient dévorée

Et des oiseaux avaient fait leur nid

Avec la laine de son lit.

Yves ONVENIR