Je me rappelle cela comme d’hier.
Il gelait à fendre les pierres.
Les prussiens défilaient.
Leurs chefs distribuaient
Leurs hommes aux habitants.
J’en eus dix.
Ma voisine, la folle, en avait six
Dont un commandant,
On avait prévenu l’officier :
-Cette femme est indisposée.
Il ne s’en inquiéta pas.
Mais bientôt la dame l’irrita.
Il s’informa plus avant de la maladie.
On lui répondit :
-Elle est couchée depuis quinze ans
Par suite d’un chagrin violent.
Il n’en crut rien.
Il pensait qu’elle détestait les Prussiens
Au point de ne pas vouloir les héberger
Ni même leur parler.
Il voulut la voir. On le fit entrer :
-Che vous prierai,
Matame, de fous lever.
Elle tourna vers lui des yeux délavés.
-Si fous ne fous levez bas de pon gré
Che fous ferez
Bromener de force temain.
Le lendemain,
La servante voulut l’habiller,
Mais la folle se mit à hurler.
Aussitôt l’officier monta
Et la bonne, à ses genoux, cria :
-Elle ne veut pas.
Monsieur, elle ne veut pas.
Le commandant
Donna des ordres en allemand.
Et l’on vit sortir des soldats
Qui soutenaient un matelas
Comme on porte un blessé.
Derrière le lit qui se balançait,
Un homme portait des vêtements féminins.
Se frottant les mains,
L’officier prononça :
-Si fous ne foulez pas
Vous hapiller, Nous ferrons
Une bétite excursion.
Le cortège a viré
En direction du bois de Vaule.
Deux heures après,
Les soldats revenaient seuls.
On ne revit plus la folle.
Qu’en avaient-ils fait ?
Où avaient-ils portée l’aïeule ?
On ne le sut jamais.
La neige tombait.
Les loups hurlaient.
La pensée de cette femme perdue me hantait.
Je fis des démarches auprès de l’autorité.
En vain.
Le printemps revint.
La maison de la folle restait fermée.
L’herbe drue poussait dans les allées.
À l’automne suivant, à la chasse,
Je tuais une bécasse
Qui disparut dans un fossé.
J’allais pour la ramasser
Quand je tombais sur des ossements.
Le souvenir de la folle me vint subitement.
Les Prussiens l’avaient abandonnée.
Les loups l’avaient dévorée
Et des oiseaux avaient fait leur nid
Avec la laine de son lit.
Yves ONVENIR