Magazine Humeur
Entretien entre Cenk Özdağ et Fabien Tarby
Cet entretien fait suite à la série de conférences organisée par MONOKL, les 1-2 décembre 2011, à l'université turque de Bogazici, Istanbul, ayant pour thème :
Démocratie, Dictature et Philosophie
Alain Badiou, Idée communiste et terreur
Fabien Tarby, La politique matérialiste : entre multiplicités et dialectique
Jan Völker, The torsion of Philosophy
Ahmet Sosayl, Devrim Tiyatrosu, (Le théâtre de la révolution)
Frank Ruda, On the impossible necessity of philosophical forcing
Alberto Toscano, Politics in pre-politicals times
Lorenzo Chiesa, In-human dialectics : Badiou and Sartre
Jelica Sumic Riha, Emancipatory Politics and Philosophy in the 21st Century
Volkan Celebi, Devrimin Felsefesi ve Felsefenin Chora’sı (Yeri) (La chôra et la philosophie de la révolution)
Cenk Özdağ (journal AYDINLIK & magazine TEORI) - Lors de votre conférence, et aussi en réponse aux questions, vous avez dit que la vie d'aujourd'hui fabrique des individus passifs, les rend conformes, et que les médias déterminent l'attitude idéologique des individus, leurs attentes et leurs sentiments. Mais quelle est alors l'alternative révolutionnaire à ces structures ?
Fabien Tarby - Tout d'abord, je voudrais sincèrement vous remercier. Je crois que nous avons passé, grâce à Monokl, trois ou quatre jours assez extraordinaires à Istanbul, tant intellectuellement qu'affectivement. J'ai vu (nous y reviendrons) ce que peut une organisation intellectuelle quand elle est structurée et qu'elle libère des possibilités d'expressions et de pensées qui sont rares, je le sais, tant à Paris qu'ici. Et c'est là une première manière de répondre à votre question : nous sommes des résistants, cela est clair, et nous ne devons jamais perdre de vue un certain courage, que Monokl, Aydinlik et Teori incarnent parfaitement dans votre pays. Pour cela, nous ne devons pas penser uniquement selon le nombre, qui nous écrase, pour le moment, par sa passivité ou ses préjugés incorporés, quoi que nous fassions, et en dépit même – ce qui m'a rendu heureux – de la belle réussite populaire de ces conférences, qui fait écho aux conférences organisées à Londres, Berlin, New York par Alain Badiou et Slavoj Žižek, autour des intellectualités révolutionnaires de notre temps.
Il est donc raisonnable de penser que quelque chose commence à apparaître, un peu partout. Et ce qui apparaît est précieux, donnant à voir ce qui était refoulé par les structures dominantes. Je crois que nous entrons effectivement (Badiou a parfaitement raison sur ce point) dans une époque nouvelle du marxisme et même de l'anarchisme. Je détaillerai peut-être un peu plus tard, d'ailleurs, le problème pérenne de cette liaison entre communisme et anarchisme. Mais je veux d'abord dire ceci : des gens comme vous et moi avons dépassé, en dépit de l'idéologie opiacée qui règle mécaniquement nos corps et nos pensées, la honte qu'il y aurait (et qu'instille en chacun cette idéologie) à s'affirmer comme révolutionnaires. Nous en avons assez de ces insultes (« staliniens » valant comme parfait équivalent de « nazis » aux yeux de l'idéologie régnante, en France) ; non seulement, nous en avons assez, mais nos propos et nos pensés dépassent immédiatement ce genre de réduction stupide qui a cependant structuré, en Europe, ces dernières décennies, les repères des opinions. En ce sens, nous pouvons affirmer fièrement la venue d'une nouvelle époque de l'idée du communisme, qui est en même temps – Badiou a bien vu ce point – une réactivation de l'éternité sous-jacente à cette Idée, et qu'aussi bien Spartacus incarnait en son temps. Il faut, par exemple, dans mon pays, rappeler, sans cesse, la crucifixion des troupes de Spartacus du champ de bataille jusqu'à Rome, à intervalle calculé, plutôt que de s'extasier en mystiques sur l'histoire d'un certain Jésus-Christ, qui n'a fait que subir le même sort que ces milliers d'esclaves révoltés. Et il faut rappeler que le marxisme lui-même, comme moment historique et idéal, appartient à une histoire révolutionnaire à laquelle il s'incorpore, plutôt qu'il ne la fonde. C'est, à mon avis, un point important. Nous devons, au-delà même du marxisme, affirmer la teneur en éternité, en vérité, de l'idée du communisme. Une idée, oui, dont Epicure, Pythagore, Platon discutent déjà, à les suivre de près, même si le mot n'existe pas encore, bien entendu.
Maintenant, pour répondre plus directement à votre question, il est vrai que mon intention, à moi, se tourne volontiers vers la question du déterminisme social. Analyser les processus de soumission dans leurs formes actuelles m'intéresse. Badiou laisse ce travaille à d'autres. Dans nos entretiens, La philosophie et l’événement, il me répond que l'idéologie réactionnaire a toujours existé, et qu'il n'y a pas d'intérêt extraordinaire à s'attarder sur ce point, sa singularité actuelle, rappelant la prégnance et l'importance, en Europe, de l'idéologie chrétienne, autrefois. Ok, mais je pense qu'il y a vraiment un travail à faire sur les structures présentes de l'idéologie. J'ai tenté une esquisse de cela dans mon ouvrage Démocratie virtuelle .
En ce sens, mon ouvrage, Démocratie Virtuelle, marquait un certain retour à Debord, et à sa fameuse Société du spectacle. Je crois que cet ouvrage n'a pas vraiment vieilli. Il est utile, aujourd'hui encore. Mais il faut en même temps remarquer une évolution fondamentale. Ce que les années 60-70 thématisaient, avec Debord, et, d'une autre manière, avec Baudrillard, Lipovetsky, un peu plus tard, c'était la société de consommation, dans la mesure où celle-ci, au sortir de la guerre et par la reconstruction de l'Europe, et le cadre économique positif, était une nouveauté. Les intellectuels y étaient attentifs. Alors qu'aujourd'hui la société de consommation est une évidence assimilée. On a donc aujourd'hui des figures différentes de cette mise en analyse conceptuelle, des figures désormais assez cyniques, ou désabusées, qui ne s'attardent plus à la découverte analytique de ce mode de société, le spectacle. Dans nos entretiens, A travers le réel, Slavoj Žižek fait une très juste remarque. Il dit que la nouveauté de notre temps est que nous savons, mais que ce savoir ne nous empêche pas d'accepter cela, dans les faits, d'accepter les structures. Nous savons, nous savons que ce qui règle le monde, par exemple, se tient dans un écart entre production et consommation au profit des nantis, et dans la prolifération de structures de plus en plus virtuelles, le capital abstrait, qui cependant vampirise et grossit de lui-même, et cela d'autant mieux, d'ailleurs, qu'il flotte en transcendance au-dessus des phénomènes concrets - ce n'est pas par hasard que nous avons même inventé cette expression ''économie réelle'' pour désigner ce qui des processus économiques relève encore du réel, à savoir la chaîne des travailleurs, ou le morceau de steak, effectivement dans l'assiette, et dans l'estomac ; et nous savons que la politique parlementariste relève essentiellement d'un théâtre. Et que le médiatisme est la scène offerte à un tel théâtre. Tout le monde sait ça, en fait, en Europe. Mais ce savoir - cette prise de conscience - n'est pas accompagné d'une action collective, de la constitution d'un corps politique efficace. Il y a donc un étrange décalage entre la prise de conscience et l'action véritablement émancipatrice, ou révolutionnaire. Alors que les vieux marxistes pensaient un peu vite que la conscience impliquait l'action. C'est plus compliqué. Et c'est là que ce que je nomme (assez banalement du reste) la propagande opiacée agit. Je sais que ce journal télévisé est en un sens une mystification, qu'un match de football ou que la petite phrase d'un homme politique n'a pas de sens par rapport à la barbarie par indifférence, disons entre 6 et 9 millions de morts dans le monde, de maladie et de faim, particulièrement l'Afrique, et, cependant, je prends plaisir à savoir si le Paris-Saint-Germain, le club de foot, l'a emporté sur son terrain. Voilà l'effet de la propagande opiacée : elle nous déforme, ou plutôt nous reconduit vers l'animal, sans contraindre. Elle ne touche pas tant l'intellect que les perceptions et les sentiments de l'animal humain que nous sommes d'abord. Le processus d'interpellation dont parlait Althusser, il faut donc en suivre l'évolution ''historique''. La question est celle-ci : quels nouveaux modes d'interpellation ce monde a-t-il inventé ? Et, comme on le voit - ce pour quoi un penseur comme Žižek est précieux, tandis que quelqu'un comme Jacques-Alain Miller est politiquement assez méprisable - la question renvoie à la capacité qu'ont les processus sociaux d'agir comme inconsciemment sur les esprits et les corps.
Donc, si vous voulez, le problème me semble finalement être le suivant : que se passe-t-il, dans une société comme la mienne, la société française, pour qu'une certaine conscience soit là, et cependant inactive ? Il faut par exemple que les choses soient encore acceptables, matériellement, pour les classes moyennes, même si ces dernières savent bien que quelque chose ne va pas, cloche. Il faut aussi que le peuple soit séparé de sa puissance par l'entretien des divisions (les ouvriers ne seraient pas les arabes, les commerçants ne seraient pas les fonctionnaires : toutes ces divisions dont les structures peuvent justement tirer leur continuité.) Il faut enfin (mais entre autres) que les repères politiques les plus fondamentaux – exemplairement l'idée d'égalité – soient niés, par l'identification de l'Idée du communisme à ses graves erreurs historiques, et que celles-ci soient identifiées à leur tour au nazisme, sous le terme de ''dictature'', ou de ''terreur'', sans plus de réflexion.
La démocratie a trois aspects, au moins. Premièrement, elle est un système, et, comme système, elle n'est rien d'autre qu'un filtre, une sorte de théâtre, ou de captation réductrice de la volonté générale. La démocratie parlementaire est un truc, ou un filtre magique, c'est du mana. Nous le savons au moins depuis Rousseau, qui a tout à fait raison d'affirmer qu'un peuple qui délègue sa souveraineté directe n'est plus un peuple. Deuxièmement, si l'on va jusqu'au bout de son essence, son centre est vide. C'est un vide structurel, produit par la structure, qui certes marque une forme de progrès par rapport à la substantialisation d'une force dominante (la seigneurie, la religion, la bourgeoisie, le despote et sa clique) mais qui rend identiques (une fausse égalité, particulièrement formelle, une sorte d’aberration sophistique) tous les genres de discours. « Moi, je veux du vert, toi, tu veux du rouge, ou du rose, et moi du bleu » – les couleurs politiques. La sophistique est donc réactivée à partir du principe de ce vide sacralisé, mais qui rate le vrai problème, très concret, de l'égalité, qui l'oublie, parce qu'il promeut une sorte d'équivalence finale des discours. Or, nous savons depuis Platon que cela est faux – tous les discours ne se valent pas. Cela est réellement faux. De surcroît, l'atmosphère opiacée empêche le plus souvent de comprendre la teneur réelle des discours, leurs différences. D'une certaine manière, ce monde est un monde qui parle trop, et ne discerne ni n'agit pas assez. La sophistique domine. Parce que la parole est comprise de plus en plus comme une image, et qu'il y a, de fait, toutes sortes d'images. Or, la parole n'est pas l'image ; elle est autre chose. C'est là le troisième point. La philosophie doit donc dire ''ce que parler veut dire'' et oser des distinctions, par exemple cette différence entre l'équivalence à peu près généralisée de tous les discours et la véritable égalité, qui n'est pas d'opinion, mais de situation concrète.
L'action, voilà la réalité. Mais on achoppe alors sur un autre problème, qui est le suivant : les forces d'émancipation, elle-mêmes, ne savent pas s'orienter à partir d'axiomes précis. Prenez les Anonymous, ce groupe générique d’internautes qui protestent contre les structures, et contre la volonté de ces dernières de maîtriser jusqu'au Net – ce qui ne sera pas (heureusement pour nous) une mince affaire pour ces structures étatiques - : par exemple, tous ceux qui en font partie et qui soutiennent telles ou telles ripostes se connectent en même temps sur tel ou tel site, telle ou telle cible, et font exploser le serveur – même celui des grands groupes bancaires. Eh bien, Anonymous est certainement une forme contemporaine révolutionnaire des plus intéressantes, mais le mouvement aime un peu trop vite se définir comme sans axiomes. La liberté (par exemple de participer à telle ou telle action) reste première dans un tel mouvement par rapport à la question de l'égalité. Voilà la limite des processus révolutionnaires des pays riches : nous ne savons pas encore bien régler le rapport liberté/égalité. Il est plus facile de se battre pour sa liberté individuelle (cela, d'ailleurs, même les capitalistes le font) que pour l'égalité de tous, qui m'obligerait à sortir de ma précieuse sphère privée, d'animal humain. Mais l'époque est ainsi. Nous devons faire preuve d'une certaine patience. A un certain moment, il y a des points d'implosion (le « Printemps arabe » l'a montré, même s'il a aussi montré que tout le problème se tenait dans le devenir de la révolution, et dans les structures dans lesquelles les gens interprètent la liberté retrouvée). Mais il est évident que les points d'implosions sont rares, et que l'Europe et les pays riches en sont structurellement éloignés, aujourd'hui.
Cenk Özdağ - Est-il alors possible de penser un média authentiquement révolutionnaire ? En quoi consisterait-il ?
Fabien Tarby - Même si je viens de parler d'Anonymous, j''avoue que Démocratie virtuelle reste prudent sur ce point. Le titre de l'ouvrage pourrait faire croire que je crois en la révolution Internet, et en toute cette multiplication des réseaux. Mais j'emploie en fait le mot ''virtuel'' pour désigner les structures électorales, médiatiques et économiques d'une société comme celle dans laquelle je vis. Bon, je ne la néglige absolument pas, cette capacité technique. J'en fais usage moi-même, avec délices, par exemple en ayant créé une revue numérique internationale de philosophie, dont l'orientation tient à la fois de Deleuze, Badiou, Lacan, Žižek, au moins, et qui affirme une claire ligne politique, grâce aux nombreux collaborateurs, aussi bien en Europe, aux States, qu'en Amérique du Sud. Plus fondamentalement, j'ai bien vu l'importance de la coordination numérique, digitale dans le fameux Printemps arabe. Mais je ne sur-estime pas non plus ce qui n'est qu'un moyen, un appareil, une possibilité. Croire que des possibilités révolutionnaires surgiront, comme du néant, d'Internet, est une erreur naïve. On trouve sur Internet ce que l'on veut ; et les gens y expriment ce qu'ils peuvent y exprimer. Le problème est donc plus fondamental, et se rapporte, au fond, à la prise de conscience individuelle, et à la dispersion des préjugés, au courage, à la possibilité, dirait Badiou, de transcender l'animal humain que nous sommes naturellement pour éprouver autre chose, le sujet événementiel et de vérité. C'est une tout autre affaire, qui peut se servir des nouvelles techniques, certes, mais qui ne s'y résume pas. Les contre-révolutionnaires, les amis du strict animal humain, c'est-à-dire les capitalistes, savent parfaitement, eux aussi, faire usage de ces nouvelles techniques, c'est évident.
Nous ne sommes donc pas plus avancés. Nous parlons tactique avec Internet, pas même stratégie puissante et à long terme, c'est tout. Où est alors le véritable problème ? C'est tout simplement un problème de prise de conscience active. Je ne crois pas, sur ce point, que nous ayons fondamentalement dépassé Marx. Je m'explique : la dialectique d'une détermination de classe, d'une part, et d'une libération de la classe exploitée, eh bien cette dialectique reste active. D'un côté, vous êtes déterminé ; de l'autre, vous pouvez accéder à votre propre libération. Seulement, il y a en même temps quelque chose de tout à fait nouveau par rapport à Marx, par rapport au monde qui est le sien. Cette nouveauté tient en ceci que nous ne pouvons plus penser en termes binaires bourgeoisie/prolétariat, du fait de l'extraordinaire extension des classes moyennes. Cela chacun le sait. Il faut donc d'autres stratégies, et, je le répète, de la patience, de l'endurance.
Par ailleurs, je dois dire que je ne surestime pas non plus l'action humaine quant à la question de l'histoire, ou plutôt du devenir collectif. Il y a certes des séquences favorables, des points d'accroche et décisionnels, des moments révolutionnaires. Mais il est fort possible que ce soit la géo-politique mondiale, et même nos conditions animales effectives (tout le problème de l'écologie) qui décident des situations en dernière instance... Cela dit, en toute situation, l'on peut faire quelque chose qui se décide pour la vérité contre le simulacre. C'est ça, le courage du sujet. Et cela seul vaut la peine, en politique.
Cenk Özdağ - Il y a une volonté, notamment chez Alain Badiou, de donner à penser l'apparition et la croissance de ce qui n'existait pas encore. Ce qu'il nomme « l'événement ». Ce serait cela, une forme nouvelle, pour notre temps, de pensée révolutionnaire et matérialiste. Mais comment cela se concilie-t-il avec l'épistémologie ou la théorie de la connaissance matérialistes, avec sa tradition ?
Fabien Tarby - Vous posez là une question redoutable, qui concentre tous les problèmes de la philosophie matérialiste contemporaine, entre Deleuze et Badiou. Vous êtes au centre de ma réflexion actuelle. Je n'aborderai pas votre question d'un point de vue strictement théorique – cela serait trop long. Mais je dois cependant, au préalable, en dire deux mots, de la théorie, sans lesquels on ne comprendrait pas ma propre position. Il faut bien voir ce qui se joue entre Deleuze et Badiou. Pour faire simple, Deleuze affirme que l'événement, comme diffraction de l'être lui-même, est partout, au moins virtuellement. Deleuze sature l'être d'événements, suture les seconds au premier. Il y a toujours, et partout, des possibilités d'événements, du fait de la nature même de l'être, qui en promeut la venue, en son fond. Cela revient à dire, si vous préférez, et à titre de simples images, quelque chose d'aussi extrême (et phénoménologiquement faux) que ceci : toute la nature physique est quantique. Tout vibre, tout tourbillonne, tout change, en vérité, c'est Héraclite au fond ! Je ne crois pas en cette fable. Je peux constater, comme tout un chacun, une neutralité cruelle et en même temps apaisante (pour l'homme) des structures, au moins à notre échelle, à nous, les hommes. Je l'ai dit et redit, cette chose de bon sens : toute la physique n'est pas quantique ; le deleuzisme, le quantisme, si vous suivez mon image, ne s'applique qu'à une certaine échelle et ne dévoile pas l'être en tant que tel, l'être en véridicité. Qu'il soit cependant infini, l'être, est un autre problème, que Badiou sait résoudre. Il y a chez les deleuziens une constante confusion entre indétermination et infinité de l'être. Ce sont des romantiques, attardés. Et spécieux ou sophistiques puisqu'ils vous envoient toujours à la gueule, in fine, leur infinie indétermination de l'être qui vous empêche de poser quoi que ce soit au nom de leur dernier dieu, le Virtuel. Deleuze est plus près de Heidegger qu'il ne le croit, voyez-vous ? A sa manière, bien entendu... Bon, si tout n'est pas flux et multiplicités créatrices et indéterminables, qu'est-ce que c'est, alors, que l'être ? Certainement pas non plus une dissertation sans fin, à la Derrida – ce génie de ne point y toucher, à la fin. Alors, on devient badiousien : l'être est structures logico-mathématiques, infinies, certes, mais structures tout de même. L'ontologie et le phénomène sont mathématiques et logiques, ce que je crois, et que ni la phénoménologie issue de Husserl, ni Deleuze ni Derrida n'ont voulu voir, trop littéraires pour cela. Maintenant, si, en badiousien, j'affirme que l'être et ses structures sont logico-mathématiques, je me décide, avec Badiou, pour la rareté et l'importance des événements, qui bouleversent ces structures, même si l'on peut comprendre leurs paradoxales existences à partir de ces structures, comme exception. Tout cela, dans le système de Badiou, est ontologiquement magnifique et déroutant. Mais je passe les détails. Car la véritable question est de savoir si l'on y croit à l'événement, en dernier lieu. Je dirais oui, il est essentiel pour l'humanité de conserver cet héroïsme. En revanche, je ne suis pas sûr (malgré l'extraordinaire système de Badiou) que l'on puisse affirmer que l'événement existe en soi, hors du cadre transcendantal, finalement, de l'humain. Il n'y a peut-être d'événements que pour les humains. L'être, par son caractère vide, dans une pensée athée, en possibilise l'existence, ok, mais seul le regard et l'action des hommes en font une réalité. C'est pourquoi je suis allé jusqu'à dire qu'en dernier lieu la pensée de Badiou était une « synthèse inouïe entre matérialisme et idéalisme. » Mais j'ai beaucoup fréquenté les penseurs matérialistes. Et ma thèse est qu'aucun matérialisme ne peut être absolument plat. Il y a toujours, chez Epicure, La Mettrie, Marx, et donc chez Badiou, la possibilité non pas exactement d'une pure transcendance mais d'une sorte de vie supérieure à l'immanence, ou aux pures structures... Une grâce. Je pourrais longuement expliciter ce point, comme je l'ai fait dans un article, et même, il y a 7 ans, dans mon premier livre, Matérialismes d'aujourd'hui. Maintenant, on peut nommer cela, cette grâce en tout matérialisme, une ''fonction d'illusion'' induite même, c'est mon idée, par le va-et-vient entre la détermination et l'indétermination, l’abîme et le fondement, de la différence ontico-ontologique de Heidegger. Disons que j'essaye, en strict matérialiste, de machiner, mécaniser ce qui sépare la structure de cet excédent, de cet extra-être, ou plutôt de cette extra-détermination. Néanmoins, le système de Badiou parvient à merveille à développer cela : sa grâce, celle de l'événement, n'est pas coupée des structures. Badiou a parfaitement compris cela. C'est le système, à cet égard, le plus raffiné et puissant qu'il m'ait été donné d'étudier, de très loin. Il m'importe ontologiquement de parler de fonction humaine d'illusion ; mais, finalement, je crois que nous, les hommes, dans ce que nous avons de meilleur, nous ne pouvons nous passer de telles fonctions, qu'on peut donc bien nommer, pour nous donner du courage et de la vitalité, des « événements. »
Cenk Özdağ - Comment évaluez-vous, alors, dans le contexte des problèmes contemporains du matérialisme ontologique, la dialectique idéaliste de Hegel ? Et quel sens donnez-vous au renversement matérialiste et marxiste de cette dialectique, qui la confirme et cependant en modifie le sens ?
Fabien Tarby - En philosophie, comme dans d'autres domaines, il y a parfois des ressources inattendues, qui dépendent des créateurs, des philosophes les plus entreprenants. L'hégélianisme est la plus fabuleuse des fables conceptuelles que la philosophie ait su créer. Mais regardez Žižek : il nous apprend à lire Hegel et la dialectique autrement. C'est une possibilité puissante, même si en dernier lieu il faut se demander quelle est la part de rhétorique en tout cela. La question de la dialectique est par ailleurs à la croisée des chemins chez Badiou. Badiou fut d'abord un pur dialecticien, comme en témoigne sa Théorie du sujet. En fait, le matérialisme a une histoire ambiguë et riche. Matérialisme physique d'Epicure, biologique de La Mettrie, puis, bien entendu, le matérialisme parvient à penser des phénomènes qui ne sont pas immédiatement matériels, mais cependant réels : la sphère sociale et historique ; et nous héritons alors du matérialisme historique et/ou dialectique, à partir de Marx. L'évolution remarquable de Badiou consiste à modifier profondément le sens de la dialectique : il y en a une, chez lui, mais entre les structures et l'événement, cela à partir de son chef d’œuvre L'être et l'événement. C'est une question très compliquée, cette évolution, dans sa pensée. Mais il est certain que Badiou la localise dans l'immanence des structures, à partir de l'irruption locale de l'événement, qui peut modifier par ses effets les structures, mais qui ne peut pas changer le Tout – ce serait une terrible illusion que de croire cela. Disons donc que la dialectique chez Badiou s'est instruite de plus en plus de ce que, s'il y a bien des généralités structurelles, il n'y a pas de Tout, de procès événementiel global, parce qu'il n'y a même pas de structure globale, d'ensembles de tous les ensembles. Par conséquent, l'événement fait dialectique, parce qu'il n'est pas la continuité des structures, qu'avec lui quelque chose advient, perce la structure, puis en modifie sans l'anéantir (synthèse ?) la donne. Mais la dialectique, même marxiste, n'est pas une forme ontologique globale, ce que sa Théorie du Sujet, encore qu'un peu trop fascinée par l'outil dialectique, percevait déjà. Le mathématisme semble avoir, par la suite, parfaitement convaincu Badiou de cela. C'est une forme subtile de retour à un Epicure mathématisé, avec, de surcroît, la déviation, le clinamen de Lucrèce localisé en événement. Il est important de comprendre cela. Avec son ''matérialisme aléatoire'' Althusser, à la fin, y allait.
En tout cas, si je lis l'évolution de la pensée de Badiou ainsi, c'est parce que je pense que la dialectique n'est pas ontologique. Je l'ai dit lors de ma conférence. La dialectique est un outil politique, mais n'est pas une réalité ontologique globale. Je crois que l'immanence admet en bout de course le vide, comme nom dernier des multiplicités infinies, anté-prédicatives, que c'est là, le vide, plutôt que Dieu, ou l'Un, le Tout, l'ultime nom de ce que l'homme peut comprendre de la structure ontologique, et donc de la Seinsfrage de Heidegger, qui est mon point de départ. Mais cela veut dire aussi que l'immanence est sans dehors, ou que tout dehors est interne, marque une différenciation et non pas une Négation dans un Processus Absolu. La dialectique globale est, ontologiquement, une approximation, une dioptrique myope et presbyte, un outil simplificateur.
Mais, et voilà la thèse que je soutiens, et que je soutenais déjà dans Démocratie virtuelle, il convient de ne pas aborder la politique comme on aborde l'ontologie. Même simplificatrice, la dialectique est un outil. Elle révèle quelque chose des grands ensembles et des situations et dynamiques du devenir collectif. Ma proposition centrale tient en ceci que ce n'est pas la dialectique qui fait l'histoire (encore moins la nature, contre les excès du Diamat) mais l'histoire qui donne à la dialectique plus ou moins de réalité. Il est par exemple normal, à certains égards, que notre époque pense davantage en termes deleuziens, phénomènes molaires et moléculaires, qu'en termes purement dialectiques. Mais à l'époque de Marx, c'était en termes dialectiques et non deleuziens qu'il fallait penser la réalité sociale, économique, historique.
Une fois que l'on a extrait la dialectique traditionnelle, marxiste – à supposer que Marx y crût absolument - du terrain ontologique, mais que l'on a conservé sa fonction instrumentale, la question devient alors celle-ci : la forme dialectique a-t-elle un sens, aujourd'hui, dans l'analyse que nous pouvons faire du monde collectif, social, économique ?
Ma réponse est mille fois ''oui''. Pourquoi ? Parce que c'est précisément dans les périodes où la dialectique semble illusoire que les forces intellectuelles et pratiques d'émancipation et de révolution en ont le plus besoin. La politique n'est pas l'ontologie. Il ne faut pas y raisonner selon la véridicité absolue mais selon l'utilité d'émancipation. En réalité, plus la dialectique est avérée (il y a clairement des dominants et des dominés) moins elle est intellectuellement utile, puisqu'elle est évidente, sous nos yeux. Et moins elle apparaît d'elle-même, plus sa conception est nécessaire aux formes révolutionnaires. C'est comme s'il y avait une dialecticité de la dialectique elle-même, au niveau de ce qui paraît et de ce qui ne paraît pas, ou guère. Or, où en sommes-nous, aujourd'hui, particulièrement dans les pays riches ? Tout le système à demi-inconscient est orienté de telle sorte que l'idée dialectique soit niée. On préfère parler de différences. La question de savoir si ce n'est pas là un simple rapport dominé/dominant, il faut l'occulter. Ce rapport travaille pourtant ma société. Bien pire : à l'échelle mondiale, ce rapport est d'une absolue évidence. Mais cette évidence est dissimulée, le plus souvent, par l'extravagant nombrilisme, narcissisme des pays riches. Donc, plus que jamais nous avons besoin de penser l'efficace politique d'un outil nommé « dialectique » pour dissiper les illusions et y voir clair.
Cenk Özdağ - Que pensez-vous de la thèse selon laquelle la pensée révolutionnaire de notre temps se tient à distance de l'Etat, et peut-être, même, n'a nul besoin d'une organisation politique classiquement structurée ? Souscrivez-vous à une telle thèse ? Peut-on penser ainsi un mouvement communiste ?
Fabien Tarby - Telle est en effet la thèse de Badiou. C'est pourquoi quiconque le traiterait de stalinien n'aurait rien compris à sa pensée politique, puisque le stalinisme incarnait le contraire même de cette thèse : Tout devait être à l'Etat, dans l'Etat. Badiou, à ma connaissance, parle rarement de l'anarchisme de gauche. Pourtant, à mes yeux, de tels problèmes se trouvent déjà concentrés (avant même le maoïsme) dans le rapport entre l'anarchisme et le communisme des premières Internationales. Localité, globalité, structure ou flux, tous ces problèmes sont déjà là. Et puis, chose importante, Marx et Engels affirment que le stade ultime du communisme (après la prise de pouvoir, et la création d'un Etat autre) est le fameux ''dépérissement de l'Etat''. Cela veut dire ceci : le nouvel Etat est si bien parvenu à changer la conscience des hommes, leurs idées, mais aussi leurs actes, que l'Etat peut s'effacer et même disparaître, parce que les hommes, en quelque sorte, sont devenus ''bons'' – ou sujets aisés de vérité, dans la langue de Badiou - ; ils peuvent alors s'organiser d'eux-mêmes, en collectivités libres et choisies. Cela revient à dire que le stade suprême du communisme n'est pas la toute puissance de l'Etat, mais l'anarchisme lui-même ! Si bien que la différence entre communisme et anarchisme (de gauche) n'est pas de but mais de moyens. Comment réaliser le but ? Et pour les premiers communistes, ou marxistes, les anarchistes rêvent et se trompent, car ils veulent réaliser d'emblée, avec leurs petites sociétés, ce que nous ne pourrons réaliser qu'à la fin, en prenant le contrôle de l'Etat, en transformant fondamentalement le sens de celui-ci, sous l'égide de l'égalité, et, finalement, en transformant les hommes, leur conscience et leurs actes.
Si bien que l'on pourrait dire de Badiou qu'il est anarchiste, tout autant que communiste. Et il est évident que le maoïsme (si l'on ne réduit pas celui-ci à une stratégie de reprise du pouvoir étatique, voulue par Mao, dans une Chine qui dès le début de son histoire communiste est un sacré bordel, entre alliances troubles et réelles) est comme une forme intermédiaire.
Il y aurait beaucoup à dire sur la différence de conception stratégique entre communisme et anarchisme. Quelle est la plus adaptée à notre temps ? Eh bien, je pense, dans ce monde ouvert aux multiplicités, que c'est la forme anarchiste, au sens rigoureux que l'on doit donner au mot, qui est la plus adaptée : il faut créer ces indépendances, ces réseaux, ces libres communautés. Parce que l'Etat, nous n'allons pas, sauf événement exceptionnel, le conquérir demain. Il s'agit d'organiser la résistance. L'Etat reste cependant la question centrale. Sa prise ou le changement radical de sa nature. Les diversités anarchistes préparent donc le terrain. Mais l'épanouissement des diversités anarchistes ne prépare pas seulement le terrain. Cela doit aussi éviter que la première phase post-révolutionnaire pensée par Marx et Engels, nommée la « dictature du prolétariat » ne soit pas, à cause de cette vitalité des différences anarchistes qui l'aura précédé, une saloperie dictatoriale et toute-étatique. Du moins, en théorie. Il y a un aspect prophylactique de la pensée anarchiste contre la terreur communiste possible, l'inutile et la perverse. L'anarchisme (donc la mise à distance de l'Etat) n'est pas seulement à la fin d'un nouveau communisme, qui aurait enfin réussi, puisque c'est son but ultime, même chez Marx et Engels, mais elle est aussi au point de départ, comme juste préparation d'une révolution globale, qui ne s'en tiendra pas à la terreur d'Etat, une fois le pouvoir renversé. Mais, comme théoricien, je ne peux qu'exprimer des généralités dont on peut souhaiter qu'elles soient des garde-fous, des repères, des orientations, et même des limites. Je pense que nous ne sommes pas prêts de résoudre cette dialectique anarchisme/communisme. Elle est la pulsation même des forces révolutionnaires. C'est tout ce que je peux en dire, hélas. Il faut la garder à l'esprit, cette dialectique politique, sans vouloir, trop vite, la résoudre.
Cenk Özdağ - Les parlementaires français veulent voter, comme vous le savez, une loi interdisant de mettre en cause l'idée d'un génocide arménien prétendument perpétré par la Turquie. N'est-ce pas là une manière d'empêcher les historiens de travailler pour parvenir à une vérité sur cette question qui pose problème ?
Fabien Tarby - Mais quel est, à la fin, la juste question ? Si ce n'est pas à l'Etat de définir une vérité historique, les comportements de l'Etat français, qui oblige à affirmer le génocide, et de l'Etat turc, qui le nie, et oblige à le nier, sont évidemment à renvoyer formellement dos à dos. La forme est en effet la même : l'interdiction d'analyser les formes singulières d'un désastre. Ce qui est certain, c'est que l'histoire mondiale est littéralement écœurante, et que ce n'est là ni une spécialité française ni une spécialité turque, bien que nous ayons en tout cela notre part. Massacres ou génocides, c'est le lot de toute l'histoire des hommes. On peut penser à l'extermination par les premiers américains du peuple autochtone. La France devrait le reconnaître, et les USA, en premier lieu. Au lieu de cela, nous avions, lorsque c'était la mode, de beaux western à la télévision. Et j'aimerais voir Obama, prétendu prix Nobel de la paix, et l'américain moyen à sa suite, exprimer à cet égard la reconnaissance réelle d'un fait effroyable. On peut toujours rêver. Mais beaucoup d'américains ont une bonne conscience sans limite.
Au fond, la distinction sémantique et éthique entre massacres et génocides ne change pas grand chose, bien que l'on s'excite de part et d'autre sur cette question, ce qui me paraît un peu théâtral et inutile au regard de la dureté des faits de toute l'histoire des hommes. Un génocide, c'est un massacre qui a réussi, voilà. De surcroît, chaque massacre et chaque génocide doivent en même temps, c'est le travail des historiens, être compris dans leur spécificité. Il ne faut pas que le mot ''génocide'' soit étrangement sacré, sacré à l'envers, par le Diabolique, si vous voulez, et nous empêche d'accéder aux circonstances à chaque fois singulières. Il faut dire que la pensée communiste, authentique, éternelle, malgré les crimes du communisme historique du vingtième siècle, est la seule pensée qui propose en son essence de surpasser, au nom de l'égalité, ce rapport dévastateur entre l'autre et le « même ».
Au final, et c'est tout ce que nous pouvons faire, il ne faut cesser de vouloir un autre monde. Avec lucidité, mais endurance. Et sans jamais accepter de tels moyens criminels. C'est là où le communisme de demain doit différer à jamais de celui du vingtième siècle. Il doit prendre son temps et conquérir par l'esprit, et par une forme d'action nouvelle. Si cela est possible. Je l'espère. Car c'est là à la fois l'axiome du bon sens et de toute intellectualité profonde. Et personne ne nous enlèvera cela, jamais, au-delà même de nos existences fragiles et passagères. C'est ça, une Idée.