Le sceptre frappe trois fois, un officier agite un clocheton, un autre sert le deuxième vin.
Hubert Albault de Bourgy transpire tellement que le velours humide du fauteuil lui provoque la torture de picotements atroces aux fesses. Le vin est sa seconde torture. S’il fallait que ce soit un vin de Loire, il fait le serment de se retirer chez les frères dominicains.
Valère d’Epernon de Neuville ne reconnaît rien de la noblesse du merlot ou du pinot. La tête tourbillonne de supputations.
Nathanaël de Kériec aime relativement ce vin. Une belle acidité, des tannins racés, puissance dès l’attaque…
Alphonse de Tanus n’a pas de difficulté à le trouver asséchant et frais tout à la fois, fruité et amer, puissant et mou…
Adhémar du Chalo Saint Mars s’ennuie avec ce vin. Il inspecte, comme les autres, bien sûr, les visages respectifs du Roi et de Joseph d’Ornatan, pour tenter de percer à travers le moindre ondulement des rides le mystère des âmes.
Justement Joseph d’Ornatan est en pleine ébullition cérébrale. Le cépage lui semble familier. Bordelais. Cependant, les conditions climatiques n’ont jamais permis d’obtenir de telles expressions aromatiques. Pas un mauvais vin, mais pas à mettre entre toutes les bouches.
Le Roi enfin s’adresse à …
… Hubert Albault de Bourgy.
La pensée de la Comtesse de Beaurainy lui fait renoncer aux frères dominicains.
Il tente d’une voix chevrotante :
« Sire, c’est un vin qui présente une couleur rouge, la bouche est dotée de tannins, et d’une certaine palette aromatique. Je m’interrogeais, bien sûr, et me disais, éventuellement, avec toute la marge d’erreur que je puis m’accorder, que ce vin n’était peut-être pas ligérien.
- Effectivement, répond le Grand Bouteiller. Les vignes sont languedociennes. »
Alphonse de Tanus le trouve donc, puissant avec quelques mollesses toutefois, au beau fruité, qui se fond en amers, avec une finale aux belles élongations, certes, un poil asséchantes.
Adhémar du Chalo Saint Mars s’excuse de son ignorance :
« Faisions-nous des vins, dans cette région ? Plus rien ne m’étonnera. Un jour on apprendra que nos indigènes d’Amérique, en plus d’avoir une âme, font du vin ! »
Nathanaël du Kériec s’interroge. Que le Roi propose un vin de la région d’Oc est renversant, impensable, extravagant. L’image de Don Salluste de Bazan lui vient à l’esprit. Favori du Roi, jusqu’à sa récente disgrâce depuis qu’il a refusé d’épouser la suivante de la Reine, il dût s’exiler, sur ordre de celle-ci, sur ses terres de Gassac.
Le Roi en parle souvent, cependant, avec le regret qui fait poindre la jalousie pernicieuse de Kériec qui s’imagine assez pouvoir être détrôné par un retour de ce dernier.
« Sire, m’est-il permis de connaître l’acheminement de la bouteille ?
- Elle nous a été expédiée, par le service d’une diligence de Montpellier. »
Nathanaël du Kériec devait l’admettre, en soi, le vin est plaisant. Mais l’idée qu’il puisse être offert par de Bazan interdit tout compliment. Il risque alors son mécontentement.
« Les vins du Languedoc ont rarement su être plaisants, Sire…. , ose-t-il, tout en scrutant le Roi. »
Au moindre sourcillement de ce dernier, il suffit de rajouter un « mais… celui-ci… »
Valère Epernon de Neuville, rejoint assez l’avis de ses pairs. Il fouille dans sa mémoire s’il est néanmoins de grands domaines viticoles en Languedoc.
Joseph d’Ornatan propose quant à lui une analyse assez juste.
« Que Sa Majesté entende que ce vin, tout languedocien qu’il soit, présente l’intérêt d’un cépage plutôt inédit sur ses terres. Je dirais que c’est tout à son honneur, à condition de l’apprécier avec le vieillissement qui lui convient.
-Monsieur le Comte d’Ornatan, je vous ai souvent entendu parler de vieillissement du vin, lui répond le Grand Bouteiller.
-Le Premier Président du Parlement de Bordeaux autorise des techniques nouvelles de conservation. J’ai eu la chance de déguster chez Monsieur Arnaud de Pontac un claret de plus de vingt ans qui exprimaient un florilège d’arômes extraordinaire, venu du tréfonds de la terre. »
Le Grand Bouteiller est pris d’un rire qui fait sursauter les dentelles du justaucorps.
« A vous écouter, on finira par apprécier des vins de son année de naissance. Que c’est risible ! Digne d’une comédie-ballet de ce monsieur de Molière… »
A la demande du Roi, la bouteille est découverte.
« Bastide de Daumasien à Gassac, du Sieur Aimé de Guilberty. Un vin de cabernet sauvignon. Que Votre Majesté daigne s’exprimer sur ce vin.
- Je le trouve intéressant. »
Valère Epernon de Neuville tente de rectifier sa position.
« Evidemment, Sire, votre bon goût vous honore, c’est un château Lafite du Languedoc* ! »
Nathanaël du Kériec est maintenant convaincu que ce vignoble est un fermage de don Salluste de Bazan. Aujourd’hui il dira l’aimer, mais il s’arrangera pour faire paraître dans les cahiers de la Commission des Etudes Œnologiques que c’est un très mauvais vin. Ce n’est pas Hubert Albault de Bourgy qui le contredira : bon sang ligérien ne saurait mentir.
Le troisième et dernier vin glisse dans les verres en laissant sur les parois de lourdes larmes.
Joseph d’Ornatan cette fois est sceptique sur la qualité du vin. Bien qu’il soit à peu près convaincu d’être en présence d’un chenin - souvenirs d’une jeunesse licencieuse et libertine avec Edmond-Charles des Savennières, ancien compagnon de beuverie et devenu depuis moine cistercien au monastère de Vieux Serrant – tout l’orienterait par les arômes sur ces fameux vins du Jura que l’on laisse vieillir sous une pellicule de moisissure.
Joseph d’Ornatan croit suffisamment aux caprices et aux fantaisies du Roi pour proposer cette incongruité vinique. Sa circonspection ne se devine pas, les autres commissaires se livrent aussi à divers calculs et hypothèses tant sur le vin que sur leur devenir à la Cour.
Valère Epernon de Neuville adore ce vin. Néanmoins il est assez troublé, car des notes très agréables de miel et d’abricot qui l’amèneraient sur les douceurs qu’il a pu découvrir au bord du Ciron, sont malmenées par des goûts de noix ou de noisettes vieillies.
Alphonse de Tanus, est-il besoin de l’écrire, en est toujours à ses savants oxymores et antithèses et antilogie grâce auxquels il est toujours pour être contre.
Nathanaël de Kériec goûte le vin avec une certaine satisfaction mais devine assez que les appréciations seront aussi polémiques que les premières canonnades de la Fronde. Il cherche évidemment la formule idoine et politique pour décrire le vin, rhétorique pour le moins particulière pour un dégustateur, mais sa charge de rédacteur l’a suffisamment éduqué à cet exercice de basse flagornerie, cette prostitution par l’écriture pour assister à tous les banquets du Roi au milieu de tant d’autres courtisans ridiculement serviles et prêts à n'importe quelle compromission.
Hubert Albault de Bourgy croit enfin retrouver ses terres d’élection. Pour autant, la rhingrave ne sèche pas et les aiguillons du velours ont joué du nerf sur la tendreté des fesses suantes.
Adhémar du Chalo Saint Mars sort un écu. Pile, il aime, face, il déteste.
Le Roi rompt le silence et s’adresse à Valère Epernon de Neuville.
« Sire, je vous savais friand de ses vins, qui, dit-on, sont faits à partir des raisins qui pourrissent sur leurs pieds. Votre Grandeur a des goûts respectables et sûrs. Nous serions sans doute en présence de l’un de ceux-ci… »
D’un retour de main, le Roi ordonne l’avis de Joseph d’Ornatan.
« Que Votre Majesté me permette d’ajuster les quelques remarques de Monsieur de Neuville. Je crois le raisin cueilli avec cette si savante pourriture telle que décrite. Mais nous serions dans la Loire.
-Toujours le commentaire juste et affûté, Comte d’Ornatan !, intervient le Grand Bouteiller. Nous sommes précisément à Savennières.
-En ce cas, Sire, agréez que j’aie quelque imagination. En ma prime jeunesse, j’allais souvent me recueillir, pour me complaire en l’esprit de Dieu, au monastère de Vieux Serrant, avec mon ami Edmond-Charles des Savennières. Très rarement, est-il utile que je le dise, nous nous offrions un vin de ce monastère… »
Le Grand Bouteiller ôte donc le coffret qui dissimule le flacon. Un vin de Savennières, de Père Nicolas de Jolois.
Hubert Albault de Bourgy se lance alors dans une longue explication sur ce domaine qu’il ne connaît que trop et congratule le Roi d’avoir permis une telle rencontre. Un vin conçu aussi selon les nouvelles techniques de biogravitation**, un vin dont on parlera beaucoup et qui fera Coulée beaucoup d’encre !
Alphonse de Tanus circonvolutionne à son tour et pas moins de quinze minutes de palabres ont passé, quand Adhémar du Chalo Saint Mars et Nathanaël du Kériec, à leur tour sont auditionnés.
Adhémar du Chalo Saint Mars avoue humblement être innocent comme l’agneau qui vient de naître et qui ne sait encore le goût du pré.
Nathanaël du Kériec approuve le point de vue d’ Hubert Albault de Bourgy. Ce peut être utile. Et puis, peu de risque semble-t-il à commenter ce vin, parfois bon, parfois très bon voire excellent, parfois un peu acide, parfois affreux…
La séance est levée.
Tous tirent la révérence au Roi et sortent les uns après les autres, et Hubert Albault de Bourgy le dernier bien sûr.
L’histoire ne dit pas si Nathanaël du Kériec aura eu raison de la Bastide de Daumasien. Ni si Lavoisier, quelques centaines d’années plus tard expliquera si le Savennières du monastère du Vieux Serrant est oxidé***.
Mais l’histoire dit qu’il est sans doute encore aujourd’hui de telles dégustations.
(*)Description de Gault et Millau, en oct. 1982
(**)Lire l'épisode 1
(***) Orthographe de Lavoisier, dans son Essai sur la phlogistique