Remembrances V, que voulez-vous que ce soit, sinon la suite de Remembrances IV ? Je ne manque pas d'air, hein ? Oser piquer ce titre, propriété définitive de ... Oui, oui, lui-même... Comment peut-on, n'est-ce pas ?... Une telle prétention ?... Et alors, ça vous troue la couche d'ozone ? (Rires gras) – Excusez-moi, j'ai dérapé. Donc, Remembrances ? Ben oui, j'assume ! Pour le son, pour le sens, pour le plaisir, pour le clin d'œil aussi... Souvenances, à la place ?... Non, désolé, pas assez membré, pas assez ambigu, non plus, comme ce méli-mélo de français, d'anglais... Tant pis, je garde Remembrances, c'est pas Rimbaud qui viendra se plaindre !
René finissait par me faire chier, parfois. Non, pas chochotte, pas du tout ce genre-là, mais l'art de toujours tout mettre en question. Et puis embrouillé, c'est un fait. Il pensait blanc, supputait gris, disait bleu, on comprenait vert... Finalement c'était jaune. Demi-heure après, la palette avait changé. En fait, son esprit bouillait tout le temps. Cet air pénétré, aussi. Absorbé, rentré dans sa pensée, comme s'il n'y avait eu que lui... Je le tarabustais, souvent : « Tu veux dire quoi, au juste ? » Il ne répondait pas. Un petit sourire en biais, l'air de penser « Je t'emmerde », et il se prenait le menton en se foutant du monde. Le con !
On finissait par s'engueuler. Sur rien ou n'importe quoi, une nuance, de l'essentiel parfois... Oh ! Pas d'injures, pas de vrais haussements de ton non plus, ces choses-là. Non, René, d'apparence, était un froid, un Alsacien qu'est-ce que vous voulez... Moi, "l'Aquitain" comme il disait, ou "Cyrano" quand il avait l'humeur enjouée, je m'emportais plus vite. Alors, il se rencognait dans son mutisme, faisait semblant de s'occuper à autre chose. Au bout d'un moment j'étais prêt à exploser ; il savourait ça, terrasser son monde par ce pli d'ironie.
On ne pouvait plus parler de certains sujets. Le barbichu, par exemple, le vieux prof de philo, moqueur sadique qui l'avait pris d'emblée pour tête de Turc, le René. René le trouvait infect, un facho, c'était définitif ; moi je persistais à lui trouver des fulgurances – rares, c'est vrai, perdues parmi diatribes ou logorrhées hors sujet. Mais fulgurances quand même. Pour René c'était un de ces fumiers de vichystes, secrètement ravis de la victoire allemande en 40. Et puis le coup du juif Süß, notre première semaine dans ces noires classes d'après-bachot du vieux bahut nancéien, il ne l'avait pas digéré (*). Ça resterait comme ça, et qu'on n'en discute plus : le barbichu n'était rien d'autre qu'une chiure de maurassien, antisémite dans la moelle, traditionnaliste pour le bon ordre de la Nation, la préservation de la Race – mais antichrétien en vérité, païen tant qu'à faire, il n'y avait qu'à se fier à ses gloses sur Nietzsche. Pour René qui deviendrait pasteur – on n'en soupçonnait rien à l'époque, ni lui ni nous –, le cas était sans appel. Moi l'apprenti-nietzschéen, la mort dans l'âme, je n'avais qu'à me le tenir pour dit.
J'aurais toujours pu continuer la discussion avec Gérard. Gérard se foutait bien de tout ça, ces scrupules de "moraliste" – il n'aimait pas les "moralistes", Gérard. D'ailleurs il n'aimait guère René. Gérard aimait l'autorité. Les choses bien établies, en ordre, posées là où il faut, et qu'on n'y touche plus. En réalité il n'aimait rien ; il respectait l'ordre du monde, tel que l'Autorité le décrétait, et ça valait bien toutes les religions. Gérard n'aimait guère René mais le fréquentait quand même assidûment : Gérard suivait la classe d'allemand, n'y brillait pas, et tentait de combler son retard en se faisant aider régulièrement le soir par René, de loin le plus calé des germanistes. Gérard n'aimait guère René "le moraliste", mais respectait René le fort en thème, comme un fayot respecte son maître d'école... Non, discuter avec Gérard ne m'emballait pas, il raisonnait comme un agent de police. J'aurais pu le plaindre dans le fond, il voyait la vie comme un chagrin...
(*) Voir Remembrances I.