Entretien avec Marie Dadeleine Davy et Eric Edelman
"Marie-Madeleine Davy, vous êtes philosophe. Vous avez été professeur à l’Université de Manchester, chargée de cours à l’École pratique des Hautes Études (Sorbonne), vous avez ensuite été maître de recherches au C.N.R.S. et vous avez voyagé partout dans le monde, de l’Inde aux Etats-Unis, du Japon à l’Amérique du Sud. Vous êtes peut-être à notre époque l’un des rares philosophes pour qui la philosophie a encore gardé son sens étymologique ?
Mes études de philosophie et de théologie m’ont permis d’envisager la philosophie comme une sagesse. Avant de me consacrer durant de longues années à la pensée médiévale, ou plus exactement à des auteurs du XIIe siècle, j’ai été passionnée par la philosophie grecque. Je le suis toujours, car elle m’apparaît rigoureusement essentielle, à l’exception d’Aristote dont les interprètes et commentateurs exerceront au XIIIe siècle une désastreuse influence. Mais je n’oublie pas pour autant que la pensée philosophique grecque est à la base de notre tragédie occidentale. Heidegger avait raison, quand il déclarait : « Le règne inconditionnel de la technique n’est que l’ultime conséquence de la métaphysique des Grecs. » En raison de la qualité des professeurs de la Sorbonne que j’ai pu connaître dans ma jeunesse, j’ai cru que la philosophie était l’apanage des universitaires, voire des clercs au sens ancien du terme. Je ne le pense plus du tout aujourd’hui. Bien au contraire, il m’apparaît que les clercs ont été, en partie, les fossoyeurs de la philosophie et par conséquent de la sagesse. Leur trahison a commencé au XIIIe siècle, cela n’est donc pas récent. Dès cette époque, on peut très justement parler d’une double aliénation : celle de l’homme et celle de Dieu. Rien n’est jamais rigoureusement neuf. Ainsi, au terme de son livre, le prophète Osée convie Israël à se convertir. Et le peuple répond par un triple renoncement aux alliances politiques, à la force militaire, à l’idolâtrie. Voilà tout un programme qu’on ne saurait fixer à une époque déterminée et qui pourrait devenir un sujet de réflexion pour les clercs d’aujourd’hui et pour tout cléricalisme d’allure sociologique.
Les vrais philosophes sont des hommes de réflexion et de méditation. Ceux-ci refusent de scinder la philosophie et par conséquent de la détruire. Diviser la philosophie ne peut qu’aboutir à sa désagrégation. Le primat donné à la psychologie et à la sociologie brise l’unité de la philosophie et entraîne la disparition de la métaphysique. A cet égard, encore une fois, rien n’est nouveau. Le ver s’est infiltré dans le fruit dès le XIIIe siècle avec l’extension de la sclérosante scolastique.
L’étude de la philosophie comme agencement de concepts ou construction de systèmes est dépassée selon vous ?
Non seulement dépassée mais rigoureusement périmée.
En quel sens, la philosophie, dans cette acception que vous donnez, intéresse-t-elle chacun d’entre nous, ici et maintenant, et non plus précisément l’homme considéré comme une entité abstraite et éloignée de notre individualité propre ?
Dans une perspective traditionnelle, la philosophie s’attache à la découverte des secrets, elle est donc dévoilement, déchiffrement. Le philosophe est un voyant, il voit au-dedans, il dépasse l’extériorité de l’écorce de la lettre. Il sait que l’homme en tant que microcosme est une totalité, que rien n’est séparé. Tout converge vers un ordre, une mesure. L’homme étant à la fois terrestre et céleste, il n’existe pas en lui d’opposition mais une hiérarchie de niveaux. Par contre, la philosophie, ignorante de la véritable tradition, s’oriente vers d’autres issues. Elle risque, en s’éloignant de la sagesse, de ne plus répondre à son nom. Sa démarche consiste à poser des problèmes, à les examiner. Elle fait l’école buissonnière en s’intéressant à des recherches qui ne lui conviennent pas. Opérant dans un constant dualisme, tels ceux du corps et de l’âme, de l’homme et du cosmos, elle se voue à l’extériorité. D’où le danger de s’engluer dans « les choses » sans pour autant aimer la vie et en saisir le sens profond.
Sommes-nous à l’heure actuelle à un tournant ou bien est-ce que ces systèmes s’estompent d’eux-mêmes et donc laissent la place à quelque chose d’autre ?
Certes, nous sommes à un tournant. Mais il n’est pas le premier ni le dernier. La nouveauté consiste dans son caractère accéléré, nous sommes passés de la diligence à la Ferrari. Nous avons, par ailleurs, une plus grande conscience de l’homme et des dangers courus par l’humanité. Que l’homme se désacralise, il perd nécessairement la voie conduisant vers la sagesse. De ce fait la philosophie est remise en question comme d’ailleurs l’homme lui-même. La dimension humaine est une conquête ; elle ne peut s’accomplir qu’à l’intérieur d’une sagesse, ou tout au moins d’une approche de la sagesse, d’une orientation vers elle.
L’homme privé de racines, désacralisé, se banalise. Il n’est plus qu’un personnage sociologique ; on anéantise son mystère et ses pouvoirs secrets. Un tel homme n’est plus qu’un produit de supermarché. La dimension humaine ne peut s’acquérir que par l’intériorité, au profit d’une structure lui permettant d’occuper la place qui lui revient et à laquelle il a droit. La radio, la télévision, les revues panoramiques genre Digest confèrent à l’homme un savoir horizontal qui le « gonfle », et lui donne l’illusion d’une connaissance qui risque de lui suffire. Toutefois, il se présente un facteur nouveau qui m’apparaît essentiel. La vision de l’homme s’étend — géographiquement parlant — et l’arrache à son ghetto, celui par exemple de sa patrie, de sa famille, de l’ensemble de ses menus soucis quotidiens, de ses propres hantises. Ainsi il peut élargir son champ d’intérêt et d’ouverture. Aujourd’hui, de nombreux textes appartenant à des traditions diverses sont traduits, ils se trouvent en librairies et peuvent se consulter dans des bibliothèques. Auparavant, seul l’historien patenté des religions pouvait avoir une connaissance des diverses traditions. Actuellement, la lecture de textes provenant de la Chine, de l’Inde, du Tibet, du Japon font partie de la culture de l’homme moderne. De nombreux ouvrages concernant des thèmes essentiels sont un apport précieux favorisant la connaissance de soi, du cosmos, du Principe unificateur. Ces textes peuvent aussi donner une nouvelle approche de la notion du temps, de l’espace, de l’histoire et de la métahistoire, de la psychologie et de son dépassement. C’est là un enrichissement d’une valeur inestimable. D’autant plus que la pensée orientale peut devenir comme la crue d’un fleuve, lavant le terrain qu’elle inonde, permettant ainsi de nouvelles semences et récoltes. Bien entendu, comme le disait Masui, dans un cahier d’Hermès, il importe de ne pas confondre l’apophatisme chrétien avec la vacuité bouddhique. Il ne s’agit donc pas de mélanger les voies mais de comprendre que les traditions s’imbriquent et se complètent. Si la métaphysique orientale pouvait enseigner à l’occidental l’importance de la méditation, le primat donné à la contemplation sur l’action, l’acquisition, serait déjà fort précieuse et la sagesse y trouverait son compte. L’homme occidental, lié originairement à une tradition grecque et judéo-chrétienne, peut refuser ces divers apports et s’enfermer avec mépris dans sa forteresse. Par contre, il peut les recevoir comme une invitation à mieux connaître ses propres origines et à se réjouir des voies qui ne sont pas les siennes mais qui possèdent indubitablement leur propre beauté. Toutefois, l’éventail des connaissances, qui sont proposées au chercheur, ne lui seront profitables que dans la mesure où, dégagé des divers autoritarismes, il devient capable de se prendre en main et de s’assumer lui-même.
L’autoritarisme, c’est-à-dire…
Nous le savons bien, par la Légende du Grand Inquisiteur, l’homme médiocre aime l’autorité, c’est pour lui une facilité. Certains sages venus de l’Extrême-Orient et en mal de disciples, trouvent des proies faciles en Occident. Grâce à leur prosélytisme, ils provoquent des « conversions », si du moins on peut appeler ainsi les engouements passagers de leurs disciples. On peut étudier une métaphysique, une religion sans pour autant en devenir l’adepte inconditionnel. Néanmoins, il est normal que « prendre refuge » puisse convenir à beaucoup d’individus incapables de supporter leur solitude. Toutefois, ce besoin de l’homme de se « soumettre » à une éthique, à une forme d’autorité rassurante, n’est pas toujours une preuve de liberté intérieure. Les autoritarismes, qu’ils soient politiques ou confessionnels sont souvent comparables à des systèmes concentrationnaires. C’est à dessein que j’emploie le terme « confessionnel » et non « religieux ». Les diverses formes d’intolérance « bloquent » l’homme. Réduire des adultes à un état infantile et grégaire, ou prolonger volontairement des hommes dans leur immaturité, m’apparaît grave. Les formes d’intolérance se modifient et peuvent changer de camp. Dans ce cas les bourreaux deviennent à leur tour victimes et vice versa. De toute manière, l’homme se « chosifie » quand il est soumis à des autoritarismes qui s’imposent à lui de l’extérieur. Il perd contact avec ses propres racines, il est coupé de son dynamisme intérieur, de ses énergies. Quand l’homme n’entend plus la voix intérieure susceptible de le guider et de favoriser en lui un mouvement créateur, il devient uniquement audible aux voix extérieures qui s’imposent à lui et l’influencent. Le voici isolé du cosmos. Ayant perdu son axe, par manque d’unité, désorienté, il n’est plus qu’un robot, un « produit » artificiel. Le voici « clos » à l’égard de lui-même et de l’univers. Il est normal que son mental et son cœur soient autant de réceptacles de la pollution qui fermente à l’intérieur de lui et favorise une licence illimitée.