Comme un corbillard
Passait sur le boulevard,
Je me suis mis à suivre le cortège
Et demandait à mon voisin :
-Pourrais-je savoir qui on enterre ?
-Une femme de Pantin
Qui s’est tuée.
Une histoire extraordinaire.
-Vous m’intriguez !
Le monsieur me prit le bras.
-Je vais vous dire ça.
Cette femme Mme Paul Luzan
Était la fille d’un riche paysan,
M. Bartelet.
À onze ans, elle fut souillée
Par un des valets
De la ferme. Elle grandit
Marquée d’infamie.
On l’appelait « Madame Baptiste »
Du nom du valet qui l’avait outragée.
Elle était jolie, grande, artiste.
Un sous-préfet, M. Luzan, l’épousa.
Elle adorait son mari comme un dieu.
Elle devint enceinte. Tout allait pour le mieux.
C’est drôle mais c’est comme ça.
Or, l’autre jour,
À la fête patronale, M. Luzan,
Qui présidait le concours des orphéons
De la région,
Devait remettre la médaille de la Musique.
Aux meilleurs chefs de cliques.
Et voilà que, furieux, un des récipiendaires
Se voyant épingler à la boutonnière
Une décoration de deuxième classe,
La jeta à la figure de Luzan.
(On ne peut pas
Donner un ruban
De première classe
À tout le monde, n’est-ce pas ?)
-Garde-la pour Baptiste, ta médaille.
Elle est indigne de mon talent.
Elle n’est bonne que pour une valetaille.
Les gens s’esclaffèrent.
Leurs yeux se tournèrent
Vers Madame Luzan.
N’avez-vous jamais vu une femme s’affolant ?
On se haussait
Pour voir la tête qu’elle faisait.
Elle ne remuait plus,
Éperdue,
Ce fut une effroyable cohue.
La cérémonie fut interrompue.
Au moment où les Luzan rentraient chez eux
En amoureux,
La jeune femme enjamba
Tout à coup
Le parapet d’un pont et se jeta
Dans l’eau sans que son époux
N’ait eu le temps de la retenir.
On fut une heure avant de parvenir
À la sortir de la rivière.
Et alors mon voisin reprit ses prières.
Abel ANPHAN
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Toute médaille a son revers.
Montaigne
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