Respecter la République
Nicolas Sarkozy, élu il y a moins de dix mois, « veille au respect de la Constitution » et « assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ». Comment lire aujourd’hui l’article 5 de la Constitution sans ressentir une impression de totale irréalité ?
Qui aurait pu imaginer la déliquescence dans lequel une « hyperprésidence » frénétique a plongé la République, ses valeurs et ses institutions ? Qui aurait pu prendre la mesure d’un « coup d’éclat permanent » dont les dégâts constitutionnels sont chaque jour moins collatéraux ?
Même le feuilleton « vie privée, vie publique », alternant amour et détestation des médias, témoigne d’une incapacité à situer la responsabilité présidentielle. Lorsqu’il met en avant un souci juvénile d’être « vrai », de supprimer toute distance entre l’homme privé et le personnage public, le plus grave n’est pas que Nicolas Sarkozy publicise la vie privée mais qu’il privatise la vie publique.
Dès les premières heures, là où était promise une retraite monacale, on vit comme sorti d’un roman de Balzac un tourbillon de Fouquet’s, de jets privés et de yachts, étalant la réussite d’une aventure personnelle. Et l’entourage de s’étonner : « et alors ? il a bien le droit, comme tout le monde, d’être heureux… » Ce « comme tout le monde », financièrement sidérant, désignait surtout l’homme privé jouissant de ses bonnes fortunes sans s’arrêter à la fonction qu’il exerçait.
« Jouir sans entraves », proclamait ce Mai 68 que le candidat Sarkozy disait exécrer. Et pourtant celui qui s’est dit « enfant de la télé » se révèle surtout enfant de l’individualisme, auquel institutions et contraintes du lien social sont insupportables une fois atteinte la plus haute marche du podium. Ni la politesse qu’il voulait faire enseigner aux « voyous » ni la conscience de la dignité de sa charge ne le retiennent d’écarts de langage répétés et affligeants. Et les voyages mêlant intimité et action diplomatique attestent, non des erreurs de communication, mais la régression à une époque où la distinction entre gouvernants et favoris n’avait pas encore de sens : le post-moderne rejoint l’archaïsme de l’Etat patrimonial.
Comme dans une PME dont le patron gère à sa guise les cadres de tous niveaux, les ministres peuvent être notés par des « chasseurs de têtes », le Premier Ministre traité de simple « collaborateur », de hauts magistrats raillés comme « petits pois dans un bocal » dépassés par la modernité, les parlementaires de la majorité « recadrés » tels des élèves indociles. Evoquer la séparation des pouvoirs ferait rire l’Elysée : dès septembre 2007 la Garde des Sceaux invitait les magistrats du parquet à requérir non plus l’application de la loi mais celle de la politique pour laquelle ont voté 53% des Français.
Même l’Ancien Régime distinguait les « deux corps du Roi », dont l’idée de représentation est la sublimation démocratique. Foin de ces complications : l’hyperprésident n’a qu’un « corps », mi-privé mi-public, sa volonté valant volonté générale jusqu’à la fin de son mandat. Son ex-épouse pouvait donc représenter la France en Libye sans avoir le moindre compte à rendre à la représentation parlementaire… avant son divorce. Et c’est aussi pourquoi les convictions religieuses personnelles contaminent les discours officiels : Nicolas Sarkozy se veut fidèle à ce qu’il est en proclamant sa foi post-moderne. L’idée qu’étant Président de la République il aurait à exprimer autre chose que ses préférences individuelles, qu’il ne parlerait pas en son seul nom, lui est étrangère ; du moins n’emporte-t-elle aucune conséquence sérieuse dans son comportement d’élu.
Ce n’est donc pas seulement de laïcité qu’il s’agit, même si la « révolution conservatrice » implique qu’une « religion civile » enrobe la compétition dérégulée entre les individus. C’est tout simplement la représentation politique qui est ignorée par le premier de nos représentants.
Un nouveau cap vient d’être franchi. Le « monarque élu », rompant cette fois avec les principes constitutionnels du droit pénal, ordonna que soit présenté un projet de loi prévoyant l’enfermement à vie, et rétroactif, à titre non plus punitif mais préventif. Le Conseil d’Etat ayant réfréné les envies présidentielles de rétroactivité, on trouva quelques parlementaires complaisants pour rétablir la volonté du prince. Mais comme le Conseil constitutionnel, pourtant peu avare en approximations compréhensives, prétendit lui aussi maintenir l’interdiction de la rétroactivité posée dès 1789, l’« hyperprésident » a chargé le plus haut magistrat de contourner la censure partielle de « sa » loi.
Le Président de la République ignore-t-il qu’« une disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut être promulguée ni mise en application » et que « les décisions du Conseil constitutionnel […] s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles » ? Aurait-il pris le Premier Président de la Cour de Cassation pour un autre de ses « collaborateurs » subordonnés ? Le refus du haut magistrat rassure sur le compte du destinataire, mais pas sur celui de l’expéditeur.
Car le dogme élyséen est que rien ne doit s’opposer à l’accomplissement des volontés de l’oint du suffrage universel. Etat de droit, séparation des pouvoirs : ces grands mots, sentant le « droitsdel’hommiste », sont renvoyés au magasin des accessoires d’avant la « rupture ». Et invoquer les droits de tout justiciable autre qu’une « victime » vous range tout simplement dans « le camp des assassins ».
Chacun sent bien, moins d’un an après le début du quinquennat, que le crédit de la représentation politique ne sort pas grandi de la pratique présidentielle. Au-delà même des affrontements partisans, c’est le respect des règles, des valeurs et des principes démocratiques que compromettent ces égarements.
Nul ne peut désormais échapper à cette interrogation fondamentale : quand et comment retrouverons-nous, représenté au plus haut niveau de l’Etat, le sens commun du respect de la République ?
Jean-Pierre Dubois
Président de la Ligue des droits de l’Homme