Frères, Frères, bercez vos rancoeurs infinies
Au rythmique sanglot des douces litanies.
Or tout là-bas, là-bas, d’un fleuve nébuleux
Fécondeur de soleils, voyageant aux cieux bleus,
Un lac incandescent tombe et puis s’éparpille
En vingt blocs qu’il entraîne ainsi qu’une famille.
Et l’un d’eux, après bien des siècles de jours lents,
Aux baisers du soleil sent tressaillir ses flancs.
La vie éclôt au fond des mers des premiers âges,
Monades, vibrions, polypiers, coquillages.
Puis les vastes poissons, reptiles, crustacés
Raclant les pins géants de leurs dos cuirassés.
Puis la plainte des bois, la nuit, sous les rafales,
Les fauves, les oiseaux, le cri-cri des cigales.
Enfin paraît un jour, grêle, blême d’effroi,
L’homme au front vers l’azur, le grand maudit, le roi.
Il voit le mal de tout, sans but ! La litanie
Des siècles, vers les cieux..
La femme hurle aux nuits, se tord et mord ses draps
Pour pondre des enfants vils, malheureux, ingrats.
La moitié meurt avant un an, dans la misère,
Sans compter les mort-nés bons à cacher sous terre.
L’homme, les fleurs, les nids, tout sans trêve travaille,
Car la vie à chaque heure est une âpre bataille.
Et malheur aux vaincus, aux faibles, aux trop doux,
Aux trop bons pour vouloir hurler avec les loups.
La faim, l’amour, l’espoir, (..) la maladie,
Puis la mort, c’est toujours la même comédie.
Et d’abord les trois quarts crient : « Pas de quoi manger ! »
Et sont pour l’autre quart un perpétuel danger.
Jules Laforgue (1860 ; 1887).
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