Les grands thèmes, le style et l'homme
(La Planète sauvage, de René Laloux, adapation au cinéma d'Oms en série, d'après des dessins de Roland Topor)
Si nous avons très largement insisté sur le fait que la plus grande richesse des romans de Wul tient au décor, au back-ground, aux soubassements, il n'est pas question ici de nier que la substance de ses récits a aussi son importance ! Un roman d'aventure où l'aventure ne serait que d'une qualité médiocre ne retiendrait pas l'attention des lecteurs, quelle que soit par ailleurs la somptuosité du paysage. Nous renverrons donc, en ce sens, lesdits lecteurs aux résumés qui ouvrent cette chronique, ou mieux aux romans de Wul, nous bornant à signaler que beaucoup des thèmes employés nous semblent entièrement originaux (Le temple du passé, La mort vivante, L'orphelin de Perdide), et que lorsque l'auteur se sert de données archétypales (Niourk et les histoires d'espionnage stellaire), c'est pour les doter d'une vigueur et d'une couleur qui hissent les œuvres aux côtés des meilleurs représentants du thème abordé.
Les mutations, les transformations, interviennent aussi très souvent dans les romans de Wul, mais elles ne sont pas là par hasard : elles font partie de la lutte, sont nécessaires à la victoire : reportons-nous une fois encore au Temple du passé, à Piège sur Zarkass, mais aussi à La mort vivante, où un cadavre de petite fille renaît en jumelles mutantes puis en entité biologique dévorante, à Niourk, où l'enfant noir n'acquiert la connaissance qu'après avoir mangé les cerveaux des poulpes mutants qui transforment son esprit. Et nous voyons bien que ce thème récurrent fait partie de la lutte primordiale de l'homme : pour vaincre, celui-ci doit se dépasser lui-même, quitter son enveloppe grossière, être enfin à la mesure du chaos titanesque qu'il a à affronter.
Réussite d'un homme seul (ou d'un petit groupe), c'est là une constante du roman ou du film américain. Et de fait, parlant de Wul, il est difficile de ne pas penser aux grands de la SF américaine. Mais c'est une pensée qui se révèle insatisfaisante aussitôt que formulée. Wul peut paraître américain du coin de l'œil, oui, mais la lecture attentive de ses romans dissipe cette impression superficielle, qui tient plus à une similitude de cadre qu'à une véritable parenté littéraire. L'auteur américain qui nous paraîtrait le plus près de Wul serait Poul Anderson : à cause de l'humour (et nous savons bien que nous avons manqué à notre devoir en ne parlant pas assez de celui de Wul), à cause du contexte de colonisation stellaire terrienne qui se heurte à d'autres puissances galactiques, à cause aussi de certains personnages d'aventuriers de l'espace comme le Max de L'orphelin ou Julius dans Terminus 1. Rencontre sans doute fortuite...
Si nous passons maintenant à la science-fiction française, la situation sera encore plus vite défrichée ; car il est bien sûr qu'ici Stefan Wul ne ressemble à personne. Notre SF nationale nage le plus souvent dans le métaphorique, la satire, la politique, la poésie... quand elle ne s'y noie pas. C'est une SF introvertie, intellectualisée. Il lui manque le plus souvent du vent dans les voiles et de la boue aux semelles. Wul, lui, est un écrivain physique. Il ne veut pas démontrer mais nous faire ressentir — nous faire vivre. Il avoue (cette déclaration et les suivantes sont tirées d'un courrier personnel) : « Ma vraie passion, celle qui me possède, c'est de choisir mes mots, d'articuler mes phrases et d'utiliser toutes les ressources de la langue de telle sorte que, si je décris un passage à gué, mon lecteur s'y sente les pieds mouillés. »
« Sachez que les descriptions et la création d'atmosphères sont mon vice, mais que je les brise en morceaux et les broie en poudre pour les mêler à l'action comme on mêle des aromates à la grande cuisine, ou de la musique a un film. Mais de telle façon que le lecteur ne s'en aperçoive pas et ne sache pas d'où lui vient son plaisir.
Car l'efficacité du style est proportionnelle à sa discrétion. Il doit être un magicien anonyme et même parfois s'affubler, l'hypocrite, de la défroque du mauvais style.
Et voici la meilleure récompense : savoir qu'on a fait tomber le lecteur dans ses pièges de telle sorte que, même pris, il se demande encore comment et pourquoi... et doute encore qu'il y ait vraiment piège.
On ne sait pas assez que la technique et le travail priment le talent. Solitaire, humble et obstiné devant son papier blanc, il faut se mettre à l'école d'Anatole France quand on raconte, et de Flaubert quand on décrit. Puis — et cela, les classiques ne le savaient pas assez — cacher toute trace d'effort afin que, sans perdre ses saveurs et ses délicieux poisons invisibles, le texte coule comme de l'eau pure dans l'âme du lecteur sans méfiance. »
On le voit, Wul est comme les « professionnels » de ses récits. Il sait où il va, il sait ce qu'il fait. Et il sait où il nous mène alors que, le lisant, nous ne le savons pas. Et si nous sommes émerveillés, encore aujourd'hui, à la lecture de romans vieux de quinze ans (alors que rien ne se démode plus vite que la SF) c'est que, bien qu'assaillis par les « engagements » et matraqués par les nouvelles vagues, nous aimons encore que l'on sache nous raconter des histoires. Et Wul est notre dernier conteur. Comme il sait parler, sa parole est évidence. C'est ce qui fait sa grandeur.
Jean-Pierre Andrevon
Originellement paru sous le pseudonyme de Denis Philippe dans Fiction n°229, 1973.Une curiosité : le groupe brésilien Os Mutantes a tiré son nom d'O Império dos Mutantes, titre de la traduction portugaise de La Mort vivante dans la collection “Colecção_Argonauta”