L’adhésion à une religion relève-t-elle uniquement de la foi et non de preuves ? Comment se fait-il qu’en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis, le contrat social soit l’objet d’un large consensus alors qu’il repose sur un discours religieux explicite censé exclure les athées et les agnostiques ?
Par Fabrice Descamps
Mon précédent papier a donné lieu à tellement de malentendus dans les commentaires qu’il a suscités que je me vois dans l’obligation d’en expliquer à nouveau les attendus, mais d’une autre façon. Je suis en effet conscient que je n’ai peut-être pas assez explicité les idées que j’y développais.
Je vais ce faisant répondre à certaines interrogations des internautes à la lecture de l’article « Sophistes et fanatiques ». De ces réponses, je déduirai ce que j’entends par religion libérale.
Notons d’emblée que le mot anglais liberal présente, aux États-Unis, une acception radicalement différente de celle qu’on lui attribue en Angleterre et en Europe. Il y désigne en effet la gauche en général et le Parti démocrate en particulier, d’où son remplacement par l’épithète libertarian pour qualifier les libéraux au sens européen du terme. Or ce glissement de sens a une origine religieuse. On sait en effet que le protestantisme libéral, dont la pensée a irrigué la gauche américaine, est beaucoup plus ouvert sur les questions de société et de liberté des mœurs que les protestants conservateurs et fondamentalistes, on s’en doutait. Par ricochet, on s’est là-bas mis à qualifier tout partisan de la plus vaste liberté des mœurs possible de « liberal ». En ce sens, la plupart des libertariens américains [1] sont aussi des « libéraux », mais comme ils condamnent par ailleurs les politiques économiques des Démocrates, ils ne veulent plus être associés au terme liberal et on les comprend.
Cela étant posé, je vais d’abord répondre à une première question fort intéressante : l’adhésion à une religion relève-t-elle uniquement de la foi et non de preuves ?
La plupart de nos contemporains, y compris les plus brillants comme Raymond Boudon, pour qui j’ai un respect, une admiration et une affection immenses, ont tendance à répondre que oui, la religion relève uniquement de la sphère de la conviction intime. Il voit d’ailleurs dans cette réponse affirmative la justification de la séparation entre les Églises et l’État. Comme les idées défendues par une Église ne peuvent évidemment pas convaincre ceux qui n’en font pas partie, le contrat social qui nous lie ne peut en conséquence pas être fondé sur des convictions religieuses, d’où le plaidoyer de Raymond Boudon pour la laïcité telle que pratiquée en France.
Or le raisonnement de Raymond Boudon nous interdit de comprendre deux faits : le premier, c’est que certains États, comme le Royaume-Uni et l’Allemagne, qui sont par ailleurs de parfaites démocraties, ne sont pas régis par une séparation stricte entre les Églises et l’État, tandis que d’autres bien que régis par une telle séparation, sont pourtant nettement structurés par une rhétorique religieuse, comme les États-Unis ; le deuxième fait difficile à comprendre si l’on suit Raymond Boudon est la conversion à une religion.
Donc comment se fait-il que le contrat social soit en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis l’objet d’un large consensus alors qu’il repose sur un discours religieux explicite censé exclure les athées et les agnostiques ? Et comment se fait-il que des gens qui pratiquaient auparavant une certaine religion ou pas de religion du tout se soient laissé convaincre d’adhérer à une autre ?
S’ils ont changé de religion, c’est, pour reprendre le raisonnement de Weber quand il explique la conversion massive des soldats romains au mithraïsme, qu’ils avaient sûrement une bonne raison de le faire, une raison donc partiellement rationnelle. Je vous renvoie à la magistrale démonstration de Weber dans ses écrits sur la sociologie de la religion : effectivement, la décision des soldats romains était logique et rationnelle car cette religion à mystères initiatiques graduels présentait une vision hiérarchisée du monde qui correspondait à la forme des institutions militaires romaines et c’est aussi la raison expliquant l’adhésion massive à la franc-maçonnerie que Weber observait chez les fonctionnaires prussiens de son temps.
Si la conversion relève uniquement de la sphère intime de la foi et ne demande pas de preuves, alors non seulement on s’interdit totalement de comprendre pourquoi certaines gens se convertissent (parce qu’ils ont changé de goût, avant ils aimaient les brocolis et le catholicisme et maintenant ils préfèrent les choux de Bruxelles et le bouddhisme ?), mais on s’interdit également de condamner le fanatisme religieux : après tout, si la religion relève de la seule sphère intime et se passe de preuves, que répondre à un fanatique religieux si ce n’est « désolé mon vieux, mais nous n’avons pas les mêmes goûts » ? Ce disant, on ne porte pas le fer dans la plaie : le fanatisme n’est pas une question de choix personnel comme les cravates, c’est une erreur intellectuelle grave. Pire encore, en renforçant un discours relativiste, on conforte le fanatique dans ses choix en l’aidant à immuniser sa foi contre les comptes qu’elle devrait rendre au bon sens. Car le fanatique est justement un relativiste puisqu’il pense lui aussi que la foi ne doit être soumise à aucun débat intellectuel mais acceptée sans discuter.
J’ai donc été ahuri de lire qu’un internaute m’accusait, lorsque j’affirmais l’égale dignité des religions libérales, c’est-à-dire des religions qui justement acceptent de soumettre leurs doctrines à une critique rationnelle, d’être le soutier du relativisme culturel ambiant alors qu’au contraire, je traçais une ligne de démarcation nette entre les religions qui méritent d’être respectées et celles qui sont stupides et fanatiques et devraient être rejetées et combattues sans faiblesse.
De la réponse à cette deuxième question, on peut donc tout de suite passer à celle à la première. Il y a des États où il n’est pas nécessaire de séparer aussi nettement le politique et le religieux qu’en France parce que les pratiques des croyants dans ces pays sont déjà largement libérales. Dans plusieurs arrêts, la Cour suprême des États-Unis a rappelé pourquoi les formules « God bless America », « One Nation under God » et « In God We Trust » n’étaient pas attentatoires à la laïcité bien qu’on les trouvât un peu partout dans les actes officiels de l’Union ou sur les pièces de monnaie. La Cour suprême les a en effet qualifiés de, je cite, « ceremonial deism » (« déisme cérémoniel »). C’est-à-dire qu’elles ne faisaient référence à aucune doctrine particulière ni même à aucune conception de la divinité, mais accordaient simplement un caractère solennel et sacré aux actes ou objets où elles apparaissaient. Autrement dit, la Cour suprême voyait dans ces formules un héritage du passé religieux des États-Unis à ne pas prendre au pied de la lettre, rien n’interdisant à un parfait athée de les utiliser par respect pour l’histoire de son pays.
Loin d’être une déclaration de relativisme, les arrêts de la Cour réaffirmaient au contraire le droit pour chaque citoyen de ne pas adhérer à quelque déisme que ce fût, voire même de critiquer les religions existantes s’il l’estimait nécessaire, l’État devant rester neutre sur ces questions. Car je rappelle que le fait que l’État n’ait pas à se mêler de ce genre de débats entre ses citoyens, exactement pour la même raison qu’il n’a pas à promulguer de lois mémorielles, ne signifie absolument pas que ce débat ne puisse pas avoir lieu, pas plus qu’il est interdit d’avoir un vrai débat sur la réalité du génocide arménien. Il veut simplement dire que l’État n’a pas à dicter à chacun ce qu’il doit penser.
On voit donc ici ce qui distingue nettement un croyant libéral d’un croyant illibéral. Le croyant libéral ne se soustrait pas au débat quant à la rationalité de sa propre foi. Il accepte au contraire ce défi avec joie, persuadé qu’il est que les raisons pour lesquelles il est lui-même croyant peuvent être soumises à un examen si sévère qu’elles pourraient finir par convaincre même un athée endurci de se convertir à cette foi.
C’est exactement ce qui, venant d’une famille athée, m’a amené à me convertir en 1986 au protestantisme. C’est tout autant ce qui, venant d’un milieu manichéen, a convaincu un certain Augustin de devenir chrétien. C’est également ce qu’a affirmé haut et fort Benoît XVI – et je tiens à lui rendre ici hommage bien que je ne partage pratiquement aucune de ses idées – quand il a répété après l’Évangéliste Jean que Dieu est logos.
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Note :
[1] Mais pas tous, Ron Paul en étant un contre-exemple connu.