Gallimard a la très bonne idée de publier ces jours-ci le premier roman du mexicain Yuri Herrera, Les travaux du Royaume. Publié et primé à la maison en 2003, réédité et primé une seconde fois en Espagne en 2008, le texte de Herrera est singulier à plus d'un titre. Premièrement, parce que s'il se sert de toute évidence de figures d'un genre littéraire national (la narcolittérature, romans policiers qui glorifient, selon ses adversaires, les cartels), le moins que l'on puisse dire c'est que son angle d'attaque est distinct. Deuxièmement, parce que Herrera ne fait pas dans le genre stéréotypé : ce qui marque d'emblée, c'est le travail sur la forme.
L'histoire en quelques mots : Lobo (Loup*) est un troubadour qui, accompagné de son accordéon, va chanter de bar en bar dans l'espoir d'obtenir les quelques pièces qui lui permettront de survivre un jour de plus. Il rencontre un chef de cartel et les circonstances typiques (un connard ne paie pas pour la chanson demandée, le narco fait bang bang et file la thune à Lobo, Lobo chante à sa gloire) lui permettent de faire partie de son entourage. S'ensuit l'arc narratif prévisible de gloire et de déclin pour le patron encensé dans les corridos (ou plutôt les narcocorridos) de notre trouvère.
Je ne dis pas trouvère au hasard, évidemment : la seule fonction de Lobo et de ses collègues réels, la seule chose qui les maintient en vie, c'est de faire ce que leur Seigneur leur dit de faire, c'est-à-dire de chanter à sa gloire. L'allégorie médiévale est, il est vrai, transparente : le titre nous en fait déjà part. Nous sommes dans un Royaume, et hormis le trouvère, il y a le Roi (le chef du cartel, bien sûr), la Sorcière, la Catin, l'Héritier, le Traître. D'autres personnages nous renvoient plutôt à l'autre moitié du titre, puisque leur nom est leur boulot (le Journaliste, la Catin encore une fois, le Joaillier). Et la vaste propriété du Roi a, bien évidemment, tout d'un château. On pourra donc dire que tout cela est facile, qu'une fois passée la surprise initiale, tout est trop évident. C'est peut-être vrai, et c'est peut-être la seule faiblesse du roman. Mais c'est peut-être aussi toute la prouesse : il a fallu 600 pages à Mario Puzo pour raconter, dans une prose plutôt déficiente, la même histoire ; il en faut 120 à Herrera. Sans jamais souligner, sans tout expliquer à l'aide de scènes pulp et de convulsions narratives bonnes pour la plage, Yuri Herrera parvient, sans lâcher une seule seconde sa métaphore, à détricoter les liens intimes entre peuple et narcos, entre artistes et puissant, entre Nord et Sud, entre pauvreté extrême et richesse extravagante. Il parvient surtout à dire sans avoir l'air d'y toucher toute la différence entre aimer et posséder : le peuple aime son Roi dont il ne voit que les cadeaux ; le Roi, quant à lui…
S'il fallait rapprocher le travail de Herrera de celui d'un de ses compatriotes, on mentionnerait Daniel Sada. Evidemment, les monstres de Sada et les brefs romans de Herrera sont a priori très différents. Et même la prose. Mais si Sada nous avait offert un texte aux vers qui lorgnaient vers l'âge d'or espagnol, Herrera nous propose un roman infecté par les corridos qui, petit à petit, prennent le contrôle, que ce soit dans le rythme syncopé de l'écriture ou le phrasé. Au cours d'un hommage récent à son aîné malheureusement décédé, Herrera dit de Sada qu'il était un « réaliste, mais ce n'est pas la réalité que tous regardent ». C'est très juste et, à sa manière, Herrera reprend le flambeau. Sada racontait l'histoire triste et grotesque de la démocratie mexicaine sur des vers d'une beauté stupéfiante, Herrera raconte la réalité horrible et grotesque du Mexique narcotisé en revenant aux racines médiévales de l'art du corrido.
Six ans après Les travaux du Royaume, Yuri Herrera a publié son second roman, Señales que precederán al fin del mundo (Signaux d'avant la fin du monde). Il s'attaquait cette fois-ci à l'immigration clandestine vers les Etats-Unis. De nouveau en 120 pages, Herrera trace le portrait saisissant d'une jeune fille qui « traverse » la frontière pour aller retrouver son frère dont elle n'a aucune nouvelle. Dans un demi-monde ou un outremonde auquel est donné une dimension mythique, le lecteur est confronté à une réalité déplaisante avec bien plus de force que dans un texte naturaliste. C'est à mon sens un roman supérieur au précédent (moins évident, moins transparent, encore plus surprenant) qui confirme que Yuri Herrera est, sans l'ombre d'un doute, un écrivain qui compte.
* Je n'ai pas lu la traduction française, je ne sais pas si les noms ont été traduits ainsi…