Plus qu'un récit, ce sont des considérations sur l'humanité et le pardon que livre Améry. Son livre est sous-titré "essai pour surmonter l'insurmontable", ce qui marque clairement que la pensée de Améry n'est pas figée : il arrive à des conclusions qui visiblement l'ennuient mais lui apparaissent inévitables.
Il ne s'agit pas de tirer des enseignements de son expérience. Pour deux raisons : d'une part l'expérience du camp, ou de la torture ne peut être partagée jusqu'au bout par le lecteur. Il insiste sur la dimension physique de la peur, de la douleur, qui ne se partage pas par les mots ("si le comment de la douleur se dérobe à la communication langagière, je puis peut-être tenter d'expliquer approximativement ce que fut cette douleur.")
D'autre part, il ne prétend pas tirer de son expérience une supériorité morale "A Auschwitz, nous ne sommes pas devenus plus sages, si par sagesse il faut entendre une connaissance positive du monde : rien de ce que nous avons appris là n'était tel que nous ne l'avions déjà appris avant ; rien de tout cela ne s'est transformé pour nous en guide pratique. Au camp nous ne sommes pas non plus devenus "plus profonds", si tant est que la profondeur fatale puisse être une dimension spirituelle indéfinissable. Qu'à Auschwitz nous ne soyons pas devenus non plus meilleurs, plus humains, plus altruistes et moralement plus mûrs, cela va sans dire, je crois."
C'est donc avec modestie qu'il rédige, ce n'est pas pourtant sans force.
Par exemple, pour cet humaniste non marxiste, "il nous est impossible de souscrire ici aux grandes mystifications historiques de l'aprés-guerre, qui présentaient le communisme et le national-socialisme comme deux manifestations apparentées d'un seul et même phénomène".
Il évoque Thomas Mann à ce propos "le communisme, aussi effroyable que soit l'image provisoire qu'il donne de lui, symbolise quand même une idée de l'homme, tandis que le fascisme hitlérien n'était pas une idée, c'était une turpitude".
C'est un intellectuel - étudiant en littérature et philosophie avant la guerre - et son texte est parsemé de réflexions sur des auteurs tels que Sartre, Enzensberger, Bataille...
Loin de partager la thèse de Hannah Arendt sur la banalité du mal, il considère, à partir de son expérience de la torture, et citant Georges Bataille, que l'essence du nazisme est avant tout sadique. Pas dans un sens sexuel, mais au sens où "le sadique ne se soucie guère de la perpétuation du monde. Au contraire, il veut abolir le monde, et par la négation de son prochain, qui pour lui est aussi "l'enfer" dans un sens bien particulier, il veut réaliser sa propre souveraineté totale."
Après cette sorte de conclusion provisoire sur le nazisme, Améry évoque la notion de patrie puis revendique sa judéité.
Les considérations sur la notion de patrie m'ont stupéfait.
Je ne pensais pas acheter ce livre pour y retrouver des thématiques européennes, j'ai donc été surpris. Un imbécile pressé pourrait traiter Améry de souverainiste. Par exemple, lorsqu'il énonce qu'il est "convaincu qu'il faut se trouver au milieu de ses compatriotes dans les rues du village ou de la ville pour mieux apprécier ses concitoyens spirituels, et que l'internationalisme culturel ne peut prospérer que dans l'enceinte d'une sécurité nationale. [...] il faut avoir une terre à soi pour ne pas en avoir besoin, de la même manière que la pensée doit posséder les structures de la logique formelle pour en franchir les limites et accéder aux domaines plus fertiles de l'esprit."
Cette démarche l'amène à exprimer, dès 1966, les plus vives réserves à l'égard du projet européen. Je renvoie à la longue citation mise en ligne séparément, fascinante de prescience.
La situation actuelle, et spécialement celle de la Grèce, l'aurait conforté dans ses thèses. Il défend en effet l'importance anthropologique d'un cadre national, ou étatique, ou stable :
"...la terre natale c'est la sécurité. Chez soi on maîtrise souverainement la dialectique du connaître et du reconnaître, du risque pris en confiance : c'est parce que nous connaissons notre pays que nous le reconnaissons, et nous nous y risquons à parler, à agir, parce que notre confiance en ce processus de connaissance-reconnaissance est fondée. Tout le champ sémantique qui regroupe des mots comme foi, fidélité, se fier, confiant, confier, confidentiel, etc., s'inscrit dans la catégorie psychologique plus vaste du sentiment de sécurité. On ne se sent en sécurité que là où l'on a rien à craindre de fortuit ou de totalement étranger. Vivre dans son pays signifie voir ce que l'on connaît se reproduire toujours de la même manière autour de soi, avec des variations minimales. Certes si l'on ne connaît rien d'autre que son pays, cela peut conduire à l'appauvrissement et à l'étiolement intellectuels mieux connus sous le nom de provincialisme. Mais quand on est privé de pays, on est livré à l'absence d'ordre, à un ordre dérangé, à l'aberration."
Des passages très intéressants sur le pardon. Face aux crimes des nazis, il refuse le pardon collectif trop généreusement attribué - sous couvert d'Europe assez largement : "J'ai été témoin de l'empressement et de l'enthousiasme avec lesquel les politiciens allemands, dont un très petit nombre seulement, si je suis bien informé, s'étaient distingués dans la Résistance, mirent tout en oeuvre pour se rattacher à l'Europe : ils n'eurent aucune peine à faire le lien entre la nouvelle Europe et l'autre, celle qu'Hitler avait déjà entrepris avec succès de réorganiser à sa manière entre 1940 et 1944."
Pour Améry, "un pardon et un oubli résultant d'une pression sociale sont immoraux. Celui qui pardonne par paresse et à bon compte se ralllie docilement à un sens du temps biologique, que l'on qualifie aussi de "naturel" [...] L'homme moral exige que le temps soit aboli."
Améry rappelle l'exceptionnalité des crimes nazis et exige qu'ils ne soient jamais confondus avec d'autres. Sans aucun espoir.
Ces lignes sont d'ailleurs fascinantes à lire en 2011, quarante-cinq années après leur rédaction : "Quant au massacre de millions de personnes par un peuple hautement civilisé et réputé pour sa fiabilité, son sens de l'organisation et sa précision presque scientifique, il fera figure d'événement presque regrettable mais pas du tout unique en son genre et il sera mis sur le même pied que l'expulsion meurtrière des Arméniens par les Turcs ou le comportement ignoble des colonialistes français. Tout sera englouti dans un sommaire "siècle de barbarie".
Améry est profondément réaliste. En une époque relativiste, il défend une certaine idée du sens commun, de la reconnaissance sociale : "...la dignité, qu'il s'agisse de celle du dignitaire, du professionnel ou plus généralement du citoyen, ne peut être octroyée que par la société, et la revendication qui s'élève dans le seul espace intérieur de l'individu ("je suis un homme et en tant que tel j'ai ma dignité, quoi que vous puissiez dire ou faire") est un jeu de l'esprit ou une aberration."
Un dernier chapitre sur ce que c'est que d'être juif est profond et mériterait d'être commenté longuement.
A le relire rapidement pour rédiger ces notes, Améry m'apparaît comme un sociologue profond, convaincu que l'homme est un animal social. Il invite à pondérer toutes les propositions de principes, prétendument morales, par la prise en compte de leur valeur sociale, de leur capacité à se réaliser, à s'incarner, à accueillir des expériences vécues. A cette aune, comme il le soupçonnait, l'Union européenne n'a rien d'un idéal concret, d'une pensée accueillante à l'homme réel. Elle n'est qu'un fantasme résultant de notre digestion, jamais terminée, d'une deuxième guerre mondiale qui a constitué le sommet de l'horreur humaine. Un livre à lire absolument, pour lequel je remercie la librairie l'Arbre du voyageur, rue Mouffetard, qui l'a inclus dans ses rayons.