On entend souvent des voix prôner une alliance entre l'Europe et la Russie. Il y a là, bien souvent, une sorte de schématisme souvent inspiré d'antiaméricanisme : en effet, il s'agirait d'équilibrer une relation européenne qui serait trop dominée par la domination transatlantique. Au fond, il s'agirait d'une configuration où une Russie moins puissante que les États-Unis laisserait plus de place à l'autonomie européenne.
Je ne veux pas ici examiner la pertinence de ce projet : juste constater qu'il se place le plus souvent d'un point de vue "européen" mais sans se poser vraiment la question de l'intérêt russe.
Or, la Russie est partagée en trois tendances géopolitiques qui se succèdent et mélangent leur influence à Moscou : il s'agit de l'occidentalisation, d'une eurasianisation et d'une "voie propre" qui se situerait à mi-distance des deux précédentes.
La question de l'eurasianisation doit être discutée : en effet, les partisans russes de l'Eurasie pensent d'abord à la Sibérie, comme espace de manœuvre de la puissance russe : au fond, ils ne voient pas que l'Asie dont ils rêvent est aujourd’hui dominée par l'Asie extrême, et notamment par la Chine. Y a-t-il vraiment une voie chinoise pour la Russie ? Il faut ici écarter deux paravents, souvent agités devant les regards d'Occidentaux qui en sont trop souvent les dupes :
- le premier est celui du mythe des BRICS, et donc d'une cohésion politique des pays émergents. D'une part, il n'y a aucune cohérence économique à cette notion de BRICS, et rien ne réunit vraiment un sultanat gazier comme la Russie, installée aujourd'hui sur une économie de rente, et la Chine qui est réellement dans un processus de rattrapage économique (voir mon article dans la NRG sur la question).
- le deuxième écran est celui de l'OCS, l'Organisation de coopération de Shanghai. Il y aurait là une sorte de simili Otan, qui traduirait une convergence stratégique. Ainsi s'expliquerait l'alignement sino-russe dans le soutien à la Syrie. Est-il besoin de préciser que ces alliances ne sont que des décisions de circonstances, même si, s'agissant de la Syrie, elles traduisent la même volonté d'une défense acharnée du principe de souveraineté et de lutte contre toute tentative d'interventionnisme de la communauté internationale : échaudées par le précédent libyen, Pékin comme Moscou refusent tout nouveau pas en avant. Mais cela ne suffit pas à définir une ligne stratégique durable, sinon contre l'Occident.
L'aura-t-on remarqué ? celui-ci n'est plus aussi dominateur qu’auparavant de la scène mondiale : et c'est bien ce qui relativise essentiellement la lecture de l'alliance russo-chinoise. En effet, dans le monde apolaire dans lequel nous sommes, nous voici revenus dans une situation néo-hobbesienne de lutte de tous contre tous. Et la Sibérie apparaît, de ce point de vue-là, comme un espace d'abord menacé par la croissance chinoise (en quête de terres arables mais aussi de ressources minières). C'est un peu ce que montre le dernier dossier de "Monde Chinois" qui publie un dossier sur la Russie en Asie. Sans surprise, on voit bien à sa lecture que la Chine est plus un embarras pour la Russie qu'autre chose. Et qu'à défaut de la contrôler, la Russie tente d'utiliser la puissance chinoise. A défaut de la maîtriser, feignons d'en être les organisateurs...
Pour autant, là n'est peut-être pas l'intérêt fondamental de la Russie en Asie.
En effet, il ne faut pas céder à la tentation trop fréquente en Europe et en France d'assimiler l'Asie au seul extrême-Orient : l'Asie commence à Istanbul, je dois vous le rappeler. Je ne mentionnerai pas l'affaiblissement de la position russe au Proche et au moyen-Orient, la chose est désormais bien connue; Mais un des enjeux russes consiste à ce que son influence perdure en Asie centrale : là est probablement son horizon stratégique, sa voie propre, son espace de manœuvre utilisable dans son dialogue avec l'Occident. L'Asie centrale : d'abord ex-soviétique (les -Stans), mais qui va aussi au-delà (Iran et Afghanistan, voire Inde) : au fond, favoriser une sorte d'endiguement de la poussée chinoise vers l'ouest.
Il faut ici citer Alexandre Kaufmann qui a signé une excellente chronique dans la RDN de janvier (Quelle Union pour l'Eurasie?) et qu'il faut lire et relire : " A cet égard, le changement est radical : vingt ans auparavant, Moscou considérait davantage les ex-Républiques soviétiques d'Asie centrale comme des sources de dépense et de problèmes que comme des alliés stratégiques à séduire". C'est au fond tout l'enjeu de " l’Espace économique commun" (EEC) mis en place en janvier 2012 entre Russie, Kazakhstan et Biélorussie : un projet directement inspiré de l'UE (revoilà la ligne occidentale qui affleure) et destiné à s'élargir aux anciennes républiques soviétiques membres de la CEI. Zone de libre échange, avec en plus une Cour de justice qui arbitre les litiges de concurrence, voilà la méthode Monnet mise à la sauce russe. Et pour séduire l'Ukraine, le projet n'est pas exclusif, puisqu'on peut adhérer aux deux institutions, EEC et UE.
L'Asie centrale, comme véhicule d'une occidentalisation ? voici un défi à la géographie, pas forcément à la géopolitique !
Références :
- On lira donc la revue "Monde Chinois" n° 28, la RDN de janvier mais aussi la série d'articles de René Cagnat sur l'Afghanistan et l'Asie centrale (numéros de janvier, février et mars).
- on lira, pour les russophones, l'article de Vladimir Poutine dans les Izvestia où il se félicite de la création de l'EEC : est-ce un simple discours de campagne électorale ?
- Enfin, dans le supplément géo-politique du Monde, le reportage de Piotr Smolar sur la faillite e la Biélorussie. Voir aussi l'article sur le glissement dans l'orbite du Kremlin.
O. Kempf