« C’est terrible d’allonger la vie en prolongeant seulement la vieillesse »
Professeur Choron
Il fait relativement beau à l’échelle du climat mosellan, la grippe est passée, et c’est bientôt l’heure du complexe de Spartacus, aussi n’ai-je nulle envie de gâcher ma jovialité dominicale et de suivre à la télévision le one-man-show de Sarkozy à Marseille. Toutefois, puisqu’on en fait la promotion partout depuis que le Président veut faire faire de la musculation à la France, on n’a pas pu échapper à ses groupies qui se sont pressés en masse à l’inauguration du QG de campagne. Alors, certes, je fais moins que mon âge, grâce à une hygiène de vie irréprochable toute résumée dans le nom de mon parti politique, mais que de barbons, que de perruques mauves, et que de « jeunes populaires » fringués comme leurs parents et aussi conservateurs au physique qu’au moral, pour soutenir le candidat de la modernité féodale!
Et le doute de m’assaillir. Oui, la France vieillit inexorablement, et à l’instar de l’enfant égoïste qui trouve malin de naître en pleine crise financière, le vieux peut souvent être perçu comme un membre encombrant de l’encombrante institution familiale avec ses rhumatismes, son Michel Drucker, sa lenteur proverbiale aux caisses de supermarché et ses dictons empreints de sagesse populaire. Et que je te méprise les jeunes qui sont que des feignants, et que je te raconte la guerre d’Algérie avec la même ferveur que la météo d’Evelyne Dhéliat, et que de mon temps on respectait les anciens, et que je donnerais pas ma fille à un drogué aux cheveux longs, et qu’on marche sur la Lune et mon monte-escalier est en panne, et patati et patata…
Mais à y bien regarder, à part le public de Sarko qui semble irrémédiablement perdu, le vieux est-il l’ennemi du bien? Stéphane Hessel, 90 ans et des cerises, invite encore les jeunes mous du bulbe et du cul à s’indigner et à s’engager, Johnny Cash, plus de 80 ans sans pratiquement aucune concession, Lucie Aubrac, résistante jusqu’au dernier jour, et tant d’autres seraient-ils des anomalies de la nature dotées d’un gêne qui certes, creuse leurs traits et affaisse leur silhouette, mais sans jamais leur ôter une once de vitalité? Recherchons ailleurs la cause de cette particularité. On n’a cité que des gens connus pour leur engagement, qui ont slalommé entre les poignards jetés ça et là par l’existence, mais qu’on a assez peu de chances de croiser à la caisse de Cora ou au comptoir du PMU. Pour le commun des mortels, l’existence est aussi faite de vie professionnelle, de vie familiale et sociale, et de rapports à une société où le productivisme sans frein se charge de trier le bon grain de l’ivraie. Comprenez que quand on sort du cycle de production, on devient un peu moins égaux que les autres.
Certes, le conformisme et le déterminisme réactionnaire assurent une vieillesse prématurée voire précoce, comme en témoigne l’aspect des jeunes militants cités plus haut. Mais si le vieux (ou la personne âgée, ou le senior, ou la carte vermeille, ou le troisième âge, ne m’embêtez pas avec la rhétorique gluante qui appelle un aveugle un non-voyant et un pauvre un défavorisé pour catégoriser le réel au lieu de s’en occuper), si le vieux disais-je avant que le politiquement correct ne me coupe la chique, s’enferme dans un monde déteint comme le papier peint de sa salle à manger,et fané comme une photo-souvenir de vacances en 2CV à Palavas-les-Flots, c’est aussi du fait de l’incroyable rupture du lien de solidarité qui devrait être au coeur de l’action publique, et qui frappe toutes les catégories d’âge de la société.
A force de mettre tout le monde en compétition, de monter les uns contre les autres pour créer des clivages partisans, et à force de précher le retour aux valeurs en détricotant le lien social, on rend tout le monde schizophrène. Fillon, l’expert en réforme des retraites (sauf de la sienne: déjà 7 fois député, il aura de quoi remplir son bas de laine pour ses vieux jours), se demande t-il un seul instant quelle vie sociale peut mener une personne dont la pension suffit à peine à couvrir les frais ordinaires consacrés à l’alimentation, au chauffage et à la santé? Les austères rigoristes qui déremboursent les médicaments et qui augmentent les cotisations des mutuelles parce qu’ils n’ont pas le courage de dire qu’ils créent un impôt se représentent-ils la part qu’occupe les frais de santé chez le troisième âge? Et les créateurs de contrats aidés qui ne veulent pas investir dans la formation et donner au service public les moyens d’assurer sa mission peuvent-ils concevoir que la moindre aide-soignante qui se tue à la tâche pour un salaire indécent dans une cambrousse pourrie sera toujours infiniment plus utile socialement que le plus grand patron de la plus grande banque? De même, à quoi bon repousser indéfiniment l’âge de la retraite si on pousse les cinquantenaires vers la sortie, et si l’on empêche l’accès des plus jeunes et des moins qualifiés au marché du travail? Et la grande réforme de la dépendance dont se prévalait il y a quelques temps notre « Président-protecteur », elle arrive quand?
En résumé, nos amis les vieux ne sont ni un poids pour la société, ni des êtres rabougris et hargneux détestant la nouveauté, ni des sages qu’il faudrait révérer au nom d’une expérience qui n’est après tout que personnelle, mais des citoyens de plein droit qui ne demandent pas mieux que d’être intégrés au même titre que n’importe qui, ce qui les aiderait sans doute à rester jeune. Mais ils pourraient quand même m’informer quand ils vont faire les commissions.