L'expérience de l'absolu, mystique, est souvent décrite comme étant dépourvue de différentiation, comme étant vide de pensées, de réflexions, d'objet, voire vide de tout.
Or, il est clair que cet état de vide ressemble - à s'y méprendre - à un état de sommeil profond.
Mais si cet état de vide si difficile à produire ou à recevoir (par grâce) est pareil à l'état que chacun traverse naturellement chaque jour, à quoi bon ? Cela en vaut-il la peine ? Dès lors, à quoi bon la méditation, la contemplation, la prière, l'ascèse ?
Chaque nuit, nous vivons tous un état de vide profond, sans ego, sans mémoire, sans nul soucis, par-delà "le vieil homme" et autres voiles.
Pourquoi donc pratiquer pour produire un état inévitable ?
C'est pourquoi la plupart des traditions prennent soin de distinguer entre ces deux états si proches :
Dans le bouddhisme ancien, on distingue l'état "sans perception ni absence de perception" de l'Extinction (nirvâna).Dans le Grand Véhicule du bouddhisme, on distingue la "conscience de tréfonds" (âlaya-vijnâna) de la "conscience immaculée" (amala-jnâna).Dans la méditation bouddhiste en général, on distingue l'état neutre de l'état de présence alerte.Dans le dzogchen, on distingue l'esprit de la nature de l'esprit, ou pure présence (rigpa). Or, un esprit en méditation, sans pensées, peut aisément être confondu avec la pure présence.Le Védânta distingue le sommeil profond de la pure conscience.La Reconnaissance (pratyabhijnâ) distingue l'état de résorption dans la pure conscience, de l'état de conscience reconnue en sa liberté.Le Kâlîkrama distingue entre un vide inerte et un vide dynamique.Dans la tradition chrétienne, un Ruysbroeck distingue, encore et encore, la simplicité "naturelle", sans pensées, de la simplicité "surnaturelle", sans pensées elle aussi.Le dzogchen, en particulier, en a fait un point essentiel. De sorte que, pour un Patrul Rinpoché - entre mille autres témoignages - la méditation est une méthode à double tranchant. Comment distinguer l'état neutre et sans pensées, de la pure présence ? Comment ne pas confondre les expériences d'absence de pensées, de la reconnaissance de la nature de l'esprit ?
De plus, même si l'on atteint cet état par la méditation ou par je ne sais quelle grâce, comment le distinguer d'un état d'inconscience, d'une simple fabrication mentale ?
Et - question subsidiaire - si l'absence de pensées n'est pas la garantie qui permet de reconnaître à coup sûr l'état juste, pourquoi dit-on que la pensée, ou les pensées, sont des voiles ? Pourquoi ce torrent anti-intellectuel si le silence de la pensée ne révèle pas notre vraie nature ?
Qu'en pensez-vous ? Y a-t-il un ou des critères dans l'expérience méditation elle-même ? Ou bien doit-on se contenter de reconnaître l'arbre à ses fruits, durant l'état qui suit une séance de méditation ?
Pour le moment, je répondrais juste - mais cette réponse ne vaut que pour les traditions issues de l'Inde - qu'une partie de la difficulté tient au malentendu sur le mot sanskrit vikalpa. On le traduit presque toujours par "concept" ou "pensée". Du coup, l'on se dit que ces traditions aspirent seulement à supprimer ou calmer les pensées, et que ce sont les concepts (l'intellect) qui nous empêche de savourer le réel. Mais cette traduction induit en erreur. Car vikalpa désigne, littéralement, une construction qui s'élabore par opposition et par exclusion des contraires. Il est vrai que cela englobe les concepts - je produis le concept de table en excluant les différentes, en faisant abstraction des différences, pour ne conserver que l'essence invariable et générale de toutes les tables particulières. Mais ce mot, ainsi compris comme construction par exclusion et opposition, a une extension bien plus vaste. Il englobe aussi bien l'imagination et même la perception.
Dès lors, je puis penser que l'état sans pensée est une construction mentale, même s'il est "sans concepts". Car il est le contrecoup de l'état de veille, et il se définit par opposition et exclusion des caractéristiques de l'état de veille - dont la pensée discursive, le bavardage intérieur. De même, l'indifférence émotionnelle, la torpeur, est encore une émotion pour la psychologie indienne, car elle est le contrecoup de l'attachement passionné et de la haine. Plus on a été excité, plus profonde est l'inconscience dans laquelle on sombre. L'esprit est, par nature, cyclothymique. Et l'inertie inconsciente fait partie de ce cycle, comme la nuit se définit par rapport à la nuit. D'où le problème de la méditation, en particulier dans le bouddhisme : comment éviter la distraction (l'état de veille, les pensées) ET la torpeur (l'inconscience du sommeil profond).
On pourrait alors dire que le critère qui distingue l'état de vide inerte de l'état de vide dynamique est le suivant : dans le vide inerte, l'activité des sens est bloquée. Il n'y a ni pensées, ni perceptions. Alors que dans l'état de vide dynamique, les perceptions ne sont pas bloquées. Il y a vision, olfaction, grattage, etc. Ce serait la solution miracle, la voie royale. L'absence de pensées me sauve du mental, des distractions. L'absence de blocage des perceptions me sauve d'un vide inconscient et vain.
Mais est-ce bien le cas ?
Car, de ce que nous avons dit plus haut sur le vikalpa, l'activité de construction mentale, il s'ensuit tout de même que la perception elle-même n'est qu'une construction mentale, ou du moins, qu'elle est contaminée par les consciences mentales et émotionnelles passionnées (les habitués du yogâcâra comprendront : mano- et klishtamanovijnâna - désolé pour les autres !). Dès lors, l'instruction de méditation qui consiste à dire "Restez dans la perception sans juger ce qui apparaît clairement aux cinq sens, et ce sera l'état de pure présence libérateur ou naturellement libre", semble devoir être remise en cause. Car si la perception brute elle-même est construite (kalpita), se contenter d'elle ne nous fera pas sortir du cercle des constructions mentales (kalpanâ-vritti, vikalpa-vartana, le tourbillon des constructions, du factice). Mais pourquoi, me demanderez-vous, la perception serait-elle une construction mentale ? Ne serait-elle pas plutôt en prise directe avec le réel, attendu qu'elle n'est pas élaborée, mais donnée directement ?
Eh bien, la réponse me semble évidente, du moins dans un cadre idéaliste, lequel est celui de la plupart des traditions non-dualistes. Si tout est une production de l'esprit, alors la perception l'est aussi - ni plus, ni moins que les concepts. Les idéalismes indiens (yogâcâra, pratyabhijnâ, Yogavâsistha) tiennent que nos réactions, nos jugements face aux perceptions laissent des empreintes inconscientes, des traces résiduelles. Or, notez que ce sont ces traces qui, en "mûrissant", vont donner naissance aux perceptions à venir ! N'est-il pas alors raisonnable de penser que les voiles émotionnels et conceptuels présents dans les jugements conceptuels vont se retrouver jusque dans les perceptions qui dérivent toutes de ces jugements ? La nature de l'esprit ordinaire est en effet circulaire : perceptions - jugements - traces résiduelles - nouvelles perceptions - nouveaux jugements - nouvelle traces, et ainsi de suite.
Donc la thèse - prédominante aujourd'hui - selon laquelle il suffit de "penser moins pour sentir plus" est peut-être inefficace en pratique. Se familiariser avec un état de perception pure, sans jugements ni réactions discursives, a-t-il un sens si il n'existe rien de tel qu'une perception pure, si toute perception est déjà contaminée par les concepts et les perturbations émotionnelles, si les percepts ne sont que d'anciens concepts ?