Que Ron Paul parvienne ou non à attirer davantage de voix qu’en 2008, il n’en sera pas moins que ses idées se seront répandues d’elles-mêmes. Et c’est le plus important.
Par Alex Altman
Le soleil tombe sur le New Hampshire tandis qu’un vieil homme grimpe à la tribune. LIBERTY : TOO BIG TO FAIL (“La liberté est trop importante pour disparaître”) peut-on lire sur une banderole. Il a difficilement la stature d’un chef, et pourtant un millier de personnes scandent son nom et s’approchent pour écouter Ron Paul prononcer son discours de campagne. Il n’y a ni slogan clientéliste ni paroles en l’air : les propos de Paul ont plus leur place dans un séminaire pour haut-diplômés sur la théorie économique ou sur l’histoire oubliée et les subtilités de la Constitution américaine. “Le système de la Réserve fédérale et tous ses membres se sont rendus coupables de contrefaçon depuis longtemps” dit-il, forçant sa voix. “La monnaie métallique fait partie intégrante des notions de marché libre, du message de liberté et de la Constitution, et nous pouvons expliquer tout cela aux gens. Cela me passionne, et je suis sûr que cela passionne aussi beaucoup d’entre vous.”
En temps normal, les discours ésotériques de Paul laisseraient les électeurs perplexes, désorientés, ou simplement de marbre. Mais ce n’est pas un temps normal, et la foule rugissante hurle son approbation. Les participants partagent sa conviction qu’un grand homme est là pour entrer dans l’histoire. “Notre temps est venu” déclare Paul, et cette fois, il s’agit peut-être d’autre chose que d’un vœu pieu.
Pendant des décennies, le membre républicain du Congrès venant du Texas a prêché un même message, mélange de politique libertarienne et d’économie autrichienne. Lorsqu’il s’est présenté pour la présidence, il y a quatre ans, Paul a attiré un public passionné mais réduit, et ses avertissements sur le fait que la politique monétaire obscure, l’explosion des dépenses et un impérialisme sans limite finiraient par ruiner le pays, ont parus loufoques à de nombreux républicains. Ses rivaux républicains le moquaient ou l’ignoraient simplement. Et bien que Paul soit parvenu à lever la somme impressionnante de 35 millions de dollars, il n’a obtenu que 1% des délégués républicains.Mais dans les quatre années qui ont suivi, le monde a changé et est devenu plus menaçant, d’une façon qui semble donner raison aux arguments de Paul. Ses commentaires sur l’oubli de la Constitution et sur la relation Washington-Wall Street ont participé à la formation du mouvement Tea Party. Les conservateurs qui avaient traité sa politique étrangère d’ “isolationniste” commencent à être plus circonspects sur la guerre. Ses appels pour une Réserve Fédérale plus transparente sont devenus une obsession étrange des Républicains traditionnels, mise en avant au Congrès et lors des meetings de campagne.
En tant que prétendant à la Maison Blanche, Paul a encore un long chemin à faire. Dans les sondages, il reste distancé par des candidats de premiers plans comme Mitt Romney ou Rick Perry. Les piliers de sa philosophie libertarienne — le retour à l’étalon-or, l’abolition de la banque centrale, la permission offerte aux États de légaliser les drogues, de larges coupes dans les dépenses du gouvernement et dans l’État providence, la réduction massive de l’intervention américaine dans le monde — sont trop extrêmes pour l’électeur urbain moyen. Et cela sans évoquer le fait qu’à 76 ans, Paul serait le plus vieux président à effectuer un premier mandat.
Mais en tant que prophète, il s’est imposé dans la course républicaine. Il est arrivé juste derrière Michele Bachmann lors du très commenté straw poll d’Iowa le 13 août, et a forcé Tim Pawlenty à se retirer en l’empêchant de prendre la deuxième place. Et quand des poids lourds comme Newt Gingrich ou Rick Perry se mettent à taper sur la politique monétaire de la Réserve fédérale, il se moque d’eux en les traitant de retardataires. “Qui aurait pu imaginer que l’ancien porte-parole à la Chambre des Représentants finirait par souhaiter « Auditer la Fed » ?” demande Paul au milieu d’applaudissements assourdissants. “Maintenant nous avons un gouverneur du Sud ; je ne me souviens pas de son nom” — une référence ironique à Perry, qui a suggéré qu’un nouveau mouvement d’assouplissement monétaire par Ben Bernanke serait presque une trahison — “[qui] a compris que parler de la Réserve fédérale était une bonne idée.”
Paul se bat encore pour gagner l’attention des grands medias, à tel point que Jon Stewart a comparé sa candidature au “treizième étage d’un hôtel” — ce numéro portant malheur, les hôtels ont pris l’habitude de passer directement du douzième au quatorzième étage. Mais les soutiens de Paul sont plus intéressés par l’influence que par le pouvoir politique. “Il n’a pas un immense désir personnel d’être Président” raconte Jesse Benton, son directeur de campagne et petit-fils par alliance. Au contraire, il est un type d’homme très rare en politique aujourd’hui : un homme d’idées, quoique ces idées puissent être non-conventionnelles.
La naissance d’un non-conformiste
C’est le 15 Août 1971 que le destin politique de Ron Paul est né. Ce jour-là, Richard Nixon, espérant relancer une économie américaine tombée en récession, annonçait la suspension de la convertibilité du dollar en or. Peu de gens ont compris ou se sont souciés de ce changement. Mais pour Paul, c’était une calamité. “C’est à ce moment là que je me suis rendu compte que quelque chose de très étrange était en train d’arriver au sein du gouvernement” se rappelle-t-il, assis à un bureau dans son siège de campagne. Paul considère qu’une monnaie qui n’est pas basée sur l’or est basée, en fait, sur rien, et qu’imprimer simplement de la monnaie de papier mène inévitablement à la ruine. “J’ai pensé que c’était un véritable désastre” précise-t-il.
Paul, l’homme politique original, est aussi le messager des problèmes économiques. Né dans la banlieue de Pittsburgh, il intégra l’école de médecine de Duke avant de rejoindre la Air Force en 1963. Il fut chirurgien durant la guerre du Vietnam, une expérience qui suffit pour le convaincre de la folie de l’impérialisme américain. Tandis qu’il ouvrait son cabinet à Brazoria County au Texas, il passa son temps libre à étudier les théories de Friedrich Hayek et de Ludwig von Mises, deux géants de l’école autrichienne d’économie, favorables à des marchés pleinement libres, aux droits individuels et à une monnaie basée sur une matière comme l’or ou l’argent. “Quand j’ai découvert des économistes comme Mises, pour moi c’étaient des génies”, raconte Paul. “Ils savaient expliquer ces choses là. Cela m’a permis de me rassurer en me disant que je n’étais pas le seul au monde.”
En 1974 il se présenta au poste de membre du Congrès pour le Texas, promettant “liberté, honnêteté, et une monnaie métallique”. Il perdit cette élection mais obtint le siège deux ans plus tard. Les dernières campagnes publicitaires pour Paul proclament qu’il est “guidé par ses principes”, et son bilan soutient cette affirmation. Bien qu’il représente un district rural et côtier, Paul vote régulièrement contre les subventions agricoles et les assurances contre les inondations. Il n’a jamais voté pour une augmentation d’impôt ni un budget en déficit. Il s’est opposé à la distribution de médailles congressionnelles pour Rosa Parks, Ronald Reagan, le Pape Jean Paul II et Mère Thérésa, ainsi qu’à l’aide aux victimes de l’ouragan Katrina, considérant que le Congrès n’avait pas à se mêler de ce genre de choses.
Paul n’est pas un libertarien pur souche. Il ne se prononce pas en faveur de l’avortement ou du mariage homosexuel ; il considère que ce sont les États qui devraient avoir la main sur ces sujets. Mais il a une vision du monde cohérente : il croit que la liberté individuelle est le plus grand idéal de l’Amérique, et qu’une économie de marchés libres en est le socle. La monnaie de papier est un mirage fondé sur la confiance envers un État qui ne mérite pas cette confiance. L’allégeance à la Constitution nécessite d’en accepter les parties que vous pourriez ne pas aimer, que ce soit le droit de votre voisin de se shooter à l’héroïne ou de gaspiller son salaire dans les jeux d’argent. “Vous pouvez utiliser votre vie pour être très productif, ou pour être destructeur”, explique-t-il, “mais vous ne pouvez pas vous immiscer dans la vie des autres.”
Les proches de Paul parlent souvent de lui comme d’un messie. “C’est comme une lumière qui s’allume. Vous voyez des choses que vous n’avez jamais vues auparavant”, confie Doug Wead, un ancien conseiller qui travailla avec George W. Bush et le père de celui-ci. Après le discours de Paul à Concord, des centaines de fans abondent pour l’accueillir. Kate Baker, présidente d’un groupe appelé Women for Ron Paul, essaie de trouver un bon mot. “Ron Paul marche et s’arrête où il veut” dit-elle à un fan impatient. “Nous le suivons.”
Une révolution qui se développe
Pour un prophète politique, Paul n’est pas un si bon orateur. Sa syntaxe est vacillante et sa prose décousue. Mais un homme maladroit est un homme authentique, et quand vous présentez un candidat comme celui qui dit la vérité, il vaut mieux que son apparence ne semble pas contradictoire. Sa dernière publicité de campagne l’oppose aux “beaux parleurs de la politique” contre qui il se présente. “Nous avons été voir Romney. Nous avons été voir McCain. Quoi qu’ils disent, vous avez l’impression que tout est comme programmé à l’avance”, explique Jesse Coffey, un volontaire de 17 ans qui est parmi les nombreux jeunes adeptes du candidat. “Lorsque vous rencontrez Paul, c’est comme si vous rencontriez un vieil ami que vous n’aviez pas vu depuis des années.”
Pendant l’heure qui suit, Paul reste dans la foule, serrant des mains, posant pour des photos, et signant des objets divers : des billets de 2$, un portrait de lui en aquarelle, un exemplaire du magazine de la John Birch Society. “Je vous demanderai bien de signer sur ma poitrine, mais ce serait sans doute un peu déplacé” lui dit une femme, montrant alors son épaule. Trois jeunes hommes — l’un d’eux portant un t-shirt représentant George W. Bush en vampire, les crocs enfoncés dans la Statue de la Liberté — tournent autour du membre du Congrès pour obtenir son avis sur le sort réservé à Bradley Manning, le soldat emprisonné pour avoir fourni des documents confidentiels à WikiLeaks. “Ils ont également essayé de jeter Daniel Ellsberg en prison” répond Paul, hochant de la tête, avant de rappeler le scandale des papiers du Pentagone d’il y a quatre ans.
Les soutiens de Paul pour la campagne de 2008 ont été une coalition d’anarchistes, d’activistes anti-guerre, de partisans de l’étalon-or, de paléo-conservateurs, de libertariens purs et durs et de théoriciens du complot. Ses partisans sur le terrain ont organisé des manifestations sensationnelles, ont fait flotté un dirigeable aux couleurs de Ron Paul, ont fêté le révolutionnaire britannique Guy Fawkes — tristement célèbre pour avoir tenté de faire exploser le Parlement — et ont soulevé d’énormes sommes d’argent sur internet à travers les “bombes de dons” (money bombs).
Mais cette organisation n’a pas été aussi efficace lorsqu’il s’est agit de traduire cet enthousiasme en voix. “La dernière fois, nous ne savions pas ce que nous faisions” raconte Chris Lawless, volontaire de 42 ans qui avait déjà voté pour Paul en 1988 quand celui-ci s’était présenté à la présidentielle en tant que candidat du Parti Libertarien. “Nous avions fait des t-shirts QUI EST RON PAUL ?” — une référence au refrain “Qui est John Galt ?” du roman d’inspiration libérale Atlas Shrugged, par Ayn Rand. “Nous avons eu un super dirigeable.”
Paul est presque resté passif dans ce mouvement, faisant passer son message avant les tactiques de campagne. “Son but, je crois, était d’utiliser cette plateforme pour parler de toutes ces choses jusqu’à ce que les gens finissent par comprendre” explique Jim Forsythe, son directeur de campagne dans le New Hampshire. “Suffisamment de personnes comprennent maintenant. Il est temps d’agir.”Convaincu d’avoir sa chance en 2012 — un sondage de Gallup en août le montrait très proche du Président Obama en cas de duel pour la présidentielle — Paul et ses soutiens ont engagé des agents de terrain concentrés sur les résultats électoraux, une stratégie payante dès la victoire dans le straw poll d’Iowa. Et Ron Paul continue à lever beaucoup d’argent, preuve en est le money bomb organisé pour son anniversaire, le 20 Août, et qui a rapporté 1,8 millions de dollars.
Cela n’est néanmoins pas sans rapport avec le caractère du candidat lui-même. “Il est incorruptible” remarque Wead. “Il n’est pas du genre à dire ou faire quelque chose qui soit contraire à ses convictions, même si cela peut aider son mouvement. C’est très frustrant, car parfois l’utilisation d’un double discours serait beaucoup plus efficace électoralement.”
Qu’il parvienne ou non à attirer davantage de voix qu’en 2008, il n’en sera pas moins que ses idées se seront répandues d’elles-mêmes. Et c’est pour Paul le plus important. “Je fais ce que je fais parce que je crois que la vérité finit toujours par l’emporter” explique-t-il. Sa candidature aura du mal à suivre le même chemin.
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Article de Alex Altman, initialement paru dans le Time du 5 Septembre 2011
Traduction par Benoît Malbranque