C'est une chanson où l'âme oscille entre espoir et tristesse, sans jamais sombrer dans le désespoir profond. Pourtant, la voix de Billie Holiday y imprime une sorte de fatigue infinie, totalement bouleversante. Il faut l'entendre dire "I don't know why but i'm feeling so sad". En 1944, date de l'enregistrement, elle n'est plus très loin du fond, et ça s'entend. L'orchestre d'ailleurs, avec ses violons et ses cuivres, nuance le sentiment, en sonnant plus glamour que dark jazz... (Pour ceux que ce genre d'accompagnement daté rebute un peu, on préférera quelque chose comme Velvet mood chez Verve, où l'accompagnement est beaucoup plus épuré). Quelque chose est troublant jusqu'au fond : ce côté "hallucination paisible" dans cette plainte d'une âme esseulée qui fantasme la rencontre. Hallucination que perçoit bien Kerouac, puisqu'il imagine la chanteuse caressant les cheveux de son amant, alors que précisément elle chante sa solitude (" Got a moon above me, but no one to love me").
On jettera une oreille sur l'interprétation du Bill Evans trio, enregistré en 1963 au Shelly's Manne-Holle, avec Chuck Israels à la basse et Larry Bunker à la batterie. Bill Evans déstabilise doucement la mélodie en naviguant dans les octaves (écoutez le début), en ménageant des silences, de fines ellipses, et en introduisant petit à petit, ici où là, des éléments de swing. La section rythmique, fantomatique au début, se met à swinguer très progressivement, comme pour conjurer le désespoir. Une hypothèse : on est deux ans après les mythiques sessions du Village Vanguard, et ce standard n'ayant jamais été joué du temps de La Faro et Motian, il se peut bien qu'Evans invoque les mânes de son regretté bassiste (La Faro est mort dans un accident de voiture) en choisissant d'inclure "Lover Man" dans le répertoire de son trio reconstitué. Lui ou son inconscient...