Des bords de seine aux bords de warche ...

Publié le 18 février 2012 par Rl1948

   Comme je vous l'ai promis ce mardi, amis lecteurs, à l'occasion des festivités du Carnaval qui s'annoncent et vont, neuf jours durant, donner congé à nos écoles et, conséquemment, à EgyptoMusée, nous quitterons ce matin le Louvre pour nous rendre à Malmedy, à l'est de la province de Liège, dans une de ces nombreuses villes belges qui les célèbrent joyeusement.

     Sans prétendre jouer les statisticiens ni entonner le péan d'un naïf et bien inutile coquerico, je vous invite à rapidement consulter cette liste pour prendre conscience que, comparativement à la France pourtant déjà bien lotie, la petite Belgique offre un éventail impressionnant de cités qui, dès aujourd'hui et dans les semaines à venir, consacreront un temps plus que certain à ces incontournables réjouissances populaires.

   A Malmedy, où le 26 janvier déjà, les petits des écoles maternelles et primaires ont "ouvert le bal" après maints jours de préparation avec leurs institutrices motivées, l'événement porte le nom wallon de Cwarmê 

   A ceux d'entre vous que l'histoire intéresserait, il sera toujours loisible de cliquer sur ce mot aux fins d'être renseignés sur ce qu'il représente ; et d'en apprendre plus encore si vous décidez de naviguer sur les opportunités que propose le site ...

   Mais, seriez-vous en droit de me reprocher, pourquoi nous avoir détournés de notre trajet égyptologique habituel si ce n'est que pour évoquer un carnaval parmi tant d'autres, et pas forcément le plus représentatif, Binche, sur le territoire belge, semblant être le plus connu à l'étranger ?

   Parce mon petit-fils et ses parents, devenus Malmédiens d'adoption, y participeront ? Certainement pas. Parce que l'un ou l'autre char du cortège qui traversera la ville cet après-midi et demain, pourrait faire référence au passé pharaonique ? Pas plus ! D'ailleurs, de ce que sont cette année les thèmes, je n'en ai nulle idée.

   Donc aucun lien avec l'Égypte dans ce rendez-vous ?, maugréerez-vous peut-être.

Là, ce serait mal interpréter mes intentions !

   Parmi tous les personnages typiques du folklore local - les Riboteux et les Percutés, les Longs-Nez, les Harlikins, la Grosse Police, les Haguètes, entre autres -, dans l'ambiance desquels certaines vidéos ne manqueront pas de vous inviter à entrer, il en existe deux qui portent un nom particulier : accompagnant le Trouvlè, l'homme qui, pour ces quatre jours, a officiellement reçu des mains du Bourgmestre un sceptre symbolisant son pouvoir (en fait une panûle en bois, comprenez une pelle de brasseur) : ce sont les Djoupsennes.


   Dans la mythologie carnavalesque malmédienne, protégés des regards inquisiteurs de la foule par un masque au long nez rouge métaphorisant le degré d'alcool qui est souvent le leur et par un drap de lit immaculé qui les recouvre et entrave leurs bras, ces deux serviteurs - qui, ne vous méprenez pas sur les mots, n'ont rien de commun avec ceux qui apportent les offrandes à Metchetchi -, sont tout au contraire réputés s'introduire dans les cuisines des habitations de la ville de manière à s'emparer de quelques provisions de bouche.

     Cela posé, indépendamment de leurs larcins et du floklore afférent, ce sera plutôt l'étymologie de leur nom qui motivera aujourd'hui mes propos. 

   Dans un ouvrage magistral et passionnant - quelque peu ardu, toutefois -,  publié aux éditions "Pages du Monde" en 2007, intitulé L'Odyssée d'Aigyptos et qu'il sous-titre du paragramme Le sceptre et le spectre, l'égyptologue français Sydney H. Aufrère élabore une analyse sémantique extrêmement pointue du terme grec Aiguptos qui fut, comme vous le savez, à l'origine du nom "Égypte" et d'autres qui en dérivent, dont celui de "Copte".

   Révélatrice d'un certain inconscient collectif de notre Occident, l'appellation "Égyptien" fut très vite associée à "Bohémien", ces gens du voyage appelés également, suivant les régions, "Gitans", "Manouches", "Tsiganes" et autres "Gypsies" ... ; ce dernier étant par ailleurs phonétiquement très proche du terme "Égyptien".

   L'historien français Antoine-Augustin Bruzen de la Martinière (1662-1749), dans son  Grand dictionnaire géographique et critique, n'explique-t-il pas - Tome III, p. 227 -, avec tout le sérieux du monde, que les Bohémiens eux-mêmes furent responsables de cette méprise ? :

     Comme il falloit dire ce qui les amenoit en Allemagne, ils convinrent entre eux de dire que leurs ancêtres habitaient autrefois en Egypte

   Lut-on Prosper Mérimée (1803-1870) quand, dans un récit datant de 1845, intitulé Carmen, il écrivit au chapitre IV ? :

   Les Bohémiens eux-mêmes n'ont conservé aucune tradition sur leur origine, et si la plupart d'entre eux parlent de l'Égypte comme de leur patrie primitive, c'est qu'ils ont adopté une fable très anciennement répandue sur leur compte.

   Malheureusement, le vagabondage lexicographique fut tel, toujours dans l'imaginaire populaire, qu'à tous, "Bohémiens" d'abord et donc "Égyptiens" par la suite, furent accolées les images accablantes d'habiles voleurs, de rusés chapardeurs, de prompts vide-goussets, quand ce n'était pas d'épouvantables ravisseurs d'enfants !

   Et c'est précisément dans une de ces acceptions éminemment négatives qu'à Malmedy il faut entendre la djoupsenne, déformation wallonne d'Égyptienne", - parfois aussi orthographiée djupsène -, que l'on dénonçait pour s'introduire subrepticement dans les maisons en vue de chaparder quelques victuailles

   Désolé, amis lecteurs, si vous vous êtes sentis grugés. Désolé si vous avez cru qu'en quittant les bords de Seine ce matin, je vous emmenais festoyer dans mon pays, en bords de Warche. Désolé si vous êtes déçus de la direction peu festive qu'a prise notre rencontre ...

     Aujourd'hui pour moi, c'est dans le partage du savoir que résida la fête : il m'intéressa bien plus d'épingler pour vous l'origine de djoupsenne au sein même du folklore malmédien que, par exemple, vous convier mardi soir, au brûlage de la Haguette. Car, à vrai dire, pour y participer, vous n'aurez nul besoin de ma présence ...

   Je ne puis m'empêcher de clore la présente intervention sur la parodie d'une formule qui vous est maintenant bien connue :

   Puisse l'offrande que donne le Trouvlè, constituée de mille pains, mille (jarres de) bière  - au moins ! -, mille (sachets de) confettis et toutes bonnes choses dont jouissent les Malmédiens, pleinement égayer votre Ka ... rnaval, amis lecteurs ...

   Bon congé à tous.

   Et à bientôt vous retrouver au Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, salle 5, devant la vitrine 4 ², mardi 28 février prochain : Metchetchi nous y attendra, tout étonné probablement d'apercevoir quelques petites pastilles rondes colorées parsemant nos cheveux encore ébouriffés par les porteurs du Long-ramon ; porteurs qu'assurément, il ne reconnaîtra pas parmi les siens ...

(Aufrère : 2007, 137-46)