Malaise dans la mondialisation
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En 1951, de retour d’exil, Adorno publiait, sous le titre Minima Moralia, un ensemble de Réflexions sur la vie mutilée. En choisissant de placer ses propres réflexions sous le signe de la « vie désorientée », Fabio Merlini a sans doute voulu rendre hommage à la lucidité exemplaire de ce diagnostic critique, tout en suggérant que nous nous trouvions aujourd’hui confrontés, à « l’époque de la performance insignifiante », à des défis inédits, non moins redoutables que ceux qui hantaient le «monde administré» décrit dans les fragments des Minima Moralia.
Fabio Merlini, L'époque de la performance insignifiante
S’il rappelle quelques-unes des formules qui ont tour à tour cherché à cerner les différents aspects de la crise actuelle, à commencer par les proclamations de la « fin de l’histoire », bientôt relayées par la célébration de la « fin des idéologies », sans oublier l’antienne de la « crise du sens », l’auteur refuse de s’en tenir là et s’efforce de mettre au jour les causes profondes du phénomène. La situation se présente en effet sous la forme d’un scandaleux paradoxe : alors que les instruments dont nous disposons pour communiquer, travailler ou produire ne cessent de se perfectionner et deviennent chaque jour plus « performants », leur usage ne procure au sujet aucune réelle satisfaction : « Cette toute-puissante opérativité que nous avons entre les mains nous apparaît comme toujours plus pauvre en sens. »
Le mot de « désorientation » n’évoque pas pour rien Kant et son célèbre Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? En dernière analyse, il y va, selon Fabio Merlini, d’un bouleversement des conditions de toute orientation, autrement dit, d’une mutation sans précédent de notre rapport au temps et à l’espace, sous l’effet conjugué des innova- tions technologiques et des métamorphoses du capitalisme marchand. Cette « crise de l’expérience » qu’évoquait Benjamin dans un essai de 1933 au titre accusateur, Expérience et Pauvreté, découle de l’hégémonie du modèle de la consommation, qui tend à s’imposer à toute relation au monde, aux autres comme à soi-même : « L’expérience du temps s’abrège sur le modèle de la consommation : ponctuelle, omnivore et dépourvue de linéarité. » C’est encore à Kant que font référence les dernières pages du livre, où l’avènement d’un monde global (où les frontières seraient censées devenir toujours plus poreuses) se voit confronté à l’idéal cosmopolitique évoqué par l’auteur de l’Idée d’une histoire universelle.
Contrairement à ce que prétendent ses chantres, la mondialisation ne crée qu’un simulacre de monde commun, elle n’offre en définitive qu’une caricature de l’image de l’homme comme « citoyen du monde », car « les effets de globalité sont principalement orientés vers le renforcement de la localité des intérêts, des pouvoirs et des politiques ». La conclusion a, sans aucun doute, valeur stratégique, traçant l’horizon des interventions critiques et des luttes en cours et à venir.
Jacques-Olivier Bégot
L’Époque de la performance insignifiante. Réflexions sur la vie désorientée, de Fabio Merlini Traduit de l’italien par Sabine Plaud Éditions du Cerf, « Passages ». 208 pages, 23 euros.